♦ La loi de Tibi au Festival d'Avignon de Sylvie Romanowski

Jean Verdun, La loi de Tibi (2001) au Festival d'Avignon (2013)

Tibi : Jean-Michel Martial
Mara : Karine Pédurand
Mise en scène : Jean-Michel Martial, avec Sophie Bouillot
Musique originale : Eric Vinceno
Compagnie l'Autre souffle

Sur un plateau nu s'amoncellent des blocs de ciments et des bouts de bois entassés autour d'un objet circulaire d'environ un mètre de hauteur recouvert d'une bâche blanche, formant une sorte de tente ou d'abri de fortune ; à gauche une poussette pour enfants, à droite une chaise en bois. Un homme de grande taille pousse la voiture d'enfants autour de l'objet rond - on devine qu'il s'agit d'une grande bobine - et le spectateur attentif aura remarqué que quelque chose bouge sous la bâche. Après quelques cercles, l'homme s'immobilise pour se planter fermement sur le devant de la scène et commence à parler, à nous interpeller à voix haute et impérative.

Le monologue est un moyen classique de faire une exposition, pas nécessairement le plus naturel ou le plus adroit, mais utile pour donner les informations nécessaires pour la compréhension de la pièce : on voit qu’on est dans un monde pauvre, on va apprendre le nom du personnage, Tibi, et une de ses occupations, celle de présider aux enterrements, et ce qui va se passer pendant la pièce : « Il est prévu six enterrements aujourd’hui », et il y aura en effet six enterrements pendant le spectacle qui comporte vingt scènes. Mais nous sommes vite détrompés, il ne s’agit pas d’une exposition maladroite, mais de tout autre chose. Car on est déjà au cœur de la pièce. D’abord, l’homme déclare sans ambages : « Cette fois, nous avons atteint la misère absolue. C’est notre chance. L’espoir va renaître ». La loi, qui donne son titre à la pièce , ou du moins une de ses significations, apparaît dès la ligne suivante : « Telle est la loi : descendre jusqu’au plus bas de la désolation, puis remonter »(7)

Et ce début fort n’est rien à côté de ce qui va suivre tout de suite. L’homme s’adresse directement aux spectateurs : « Merci d’être venus, mesdames et messieurs. Votre agence de voyages vous a dit : “les plus beaux enterrements, les plus typiques, sont ceux où Tibi officie.” Je suis Tibi. Vous serez satisfaits » (7). L’effet de choc produit par cette parole directe a de multiples effets. D’abord celui de suprendre le spectateur. On est pris à partie, destabilisé—qui sommes-nous, exactement ? des spectateurs d’une pièce, ou des touristes venus voir un enterrement à haute « couleur locale » ? « Vous avez versé vos offrandes », dit Tibi : et cela peut s’appliquer également à des spectateurs qu’à des touristes. Sommes-nous des touristes-voyeurs en quête de spectacles folkloriques, ou des spectateurs d’une pièce ? Sommes-nous exploitants (nous avons payé) ou exploités (par une population pauvre qui se donne en spectacle et en profite) ? « Spectateurs ou touristes, quelle différence ? » résume Tibi. L’ambiguïté s’installe pour longtemps, car les paroles directes à « vous » continueront à briser le fameux quatrième mur qui nous mettrait à l’abri du monde de misère qui se déploie devant nous. Mais le spectateur n’est-il pas toujours un peu voyeur, venu voir comment grands et petits se meuvent dans « de grandes tragédies » (8) ? Et le touriste qui assiste à un enterrement haut en couleur locale n’est-il pas un spectateur à une pièce dont il est par définition exclu ? En plus de mettre en scène un personnage, Tibi, qui relate sa vie et ses multiples occupations, qui sera confronté à un deuxième personnage invisible au début mais présent, la pièce expose aussi la condition même du théâtre, ce qu’on peut nommer rapidement la théâtralité. J’y reviendrai. Il est temps d’analyser le personnage central, Tibi. Tibi est le personnage central dont le développement sous nos yeux constitue un des axes principaux de la pièce : d’abord diseur pendant les six premières scènes, ensuite maître de cérémonies funèbres pendant la septième, dixième, douzième, seizième et vingtième scènes. Ces cérémonies le font parler de la situation économique et politique des pays pauvres et des pays riches qui les exploitent : Tibi devient un vitupérateur contre toutes les injustices, et finalement un philosophe cynique et puissant avec sa vision de la société, la « loi de Tibi » du titre. Parallèlement, à partir de la huitième scène, un second personnage apparaît, Mara, qu’il connaît et qui va le défier dans d’autres domaines humains, celui de l’amour et des rapports entre hommes et femmes.

De même que le spectateur est doublé d’un touriste, Tibi est lui-même double : « le Maître des cérémonies et Tibi le Diseur », ainsi dit le titre de la deuxième scène (10). Et cela est marqué très clairement par les gestes du personnage qui enlève et met son chapeau avec de grands gestes circulaires : « Avec chapeau, sans chapeau. Avec, sans. Avec, sans. Avec : maître des cérémonies. Sans : diseur ? Les deux, Mesdames et Messieurs. Vous avez payé pour les deux » (11). Et nous le verrons jouer ces deux rôles : diseur pour nous spectateurs, et maître de cérémonies pour nous touristes. C’est dire qu’il faut un acteur exceptionnel pour incarner un personnage complexe, qui parle en tant que diseur et mime les enterrements en tant que maître de cérémonies, ce qui était pleinement réalisé par Jean-Michel Martial. Les deux professions de Tibi reposent sur une maîtrise du langage et une parole immensément variée, abondante, opérant sur de nombreux registres allant de l’argot à la haute littérature ; et sur une maîtrise du corps pusiqu’il doit mimer dans son autre rôle ses actions devant une foule imaginaire.

Le langage est central au personnage, Tibi est langage. Le langage est plus que son sujet, il est comme sa matière même de son être. Comme diseur, et comme maître de cérémonies, Tibi vit de sa parole. Mais plus que cela, il force les spectateurs à prendre conscience des vastes capacités du langage comme lui. Cela commence vite, quand il dit dès le début de la deuxième scène : « Trouver et garder le bonheur, c’est coton, comme disent les Français » (10). « Comme disent les Français » : expression qui est répétée, avec quelques variations, au moins vingt fois dans la pièce. Les Français qui écoutent peuvent sourire en entendant ces expressions toutes faites que l’on dit sans y faire attention, des expressions idiomatiques bizarres et inexplicables que ceux qui, apprenant une langue étrangère, demandent au professeur d’expliquer. « Ils [les Français] sont pleins d’expressions toutes faites » (12). Ainsi la langue française est rendue étrange, étrangère au public français. Manière de remettre les vieilles habitudes en question. Le spectateur avait été pris à partie dès le début de la pièce, il est aussi forcé de faire attention à la langue même qu’il parle.

Et justement, Tibi n’est pas français, il a dû apprendre la langue, il a beaucoup voyagé, ce qui lui donne une vision large du monde. Qui est donc Tibi ? d’où vient-il ? L’auteur laisse l’incertitude planer jusqu’à la septième scène, où Tibi déclare « Tibi ne triche pas avec les touristes. Ils veulent voir une Afrique tout à fait authentique » (33). En quatrième de couverture, Jean Verdun dit : « L’action est ancrée en Afrique, mais peut se situer dans n’importe quel autre lieu d’intense misère … ». Ce lieu est volontairement indéfini aussi par l’absence de musique identifiable comme particulière : à part les coups de feu, on entend parfois des bribes d’un violon solo en arrière-fond, c’est tout. Situé à la fois comme étranger au français et comme habitant au cœur de la langue, Tibi peut jouer sur tous les niveaux de la parole. L’apprentissage de cette langue, initialement étrangère mais maintenant parfaitement maîtrisée, est indiqué dès la troisième scène : il a appris le français d’un certain Monsieur McGregor, un coopérant apparemment français avec un nom pas très français. Cet apprentissage de la langue donne à celui qui l’apprend une conscience de l’arbitraire de toute langue, une conscience métalangagière qui chez Tibi est développée au plus point.

Tibi s’était défini comme double, mais il est aussi multiple, et les registres de son parler en témoignent. Il n’est pas seulement un diseur, mais « le conteur, le clown, le troubadeur, le professeur, l’avocat, ou, même l’éditorialiste », sa parole étant donc un moyen d’action dans le monde : en tant qu’éditorialiste, « Chaque matin, j’attaquais le gouvernement. Pan, pan, pan sur le Chef de l’Etat » (11). L’ironie, la moquerie, la surprise, le cocasse, tout est bon pour Tibi. Comme ce choc des registres : « Dieu, Jésus, Allah, Adonaï, je ne cire pas leurs pompes » (11-12). Ou le mélange du figuratif et du littéral : parlant des expressions toutes faites, Tibi enchaîne, « Vous en prenez une ou une autre comme on retire une bouteille du réfrigérateur. Enfin, c’est une façon de parler. Ici, nous n’avons ni réfrigérateurs ni bouteilles » (12). Tibi a lu Othello et Hamlet de Shakespeare qu’il mélange allégrement : « quel financier serait assez bête pour financer l’assassinat de la blonde Ophélie par ce sale nègre d’Othello ? » (23). Il se souvient même des paroles de Jésus sur la croix, « Pardonnez-leur … Ils ne savent pas ce qu’ils font » (33). Avec de telles connaissances du français et du monde entier, on le verra, Tibi est tout à fait libre de créer son propre langage. À d’autres moments, la langue devient rabelaisienne avec un humour noir : « J’appelle ce lieu de totale misère d’un mot sans chromosome rouge : “le cloaque”. Je pourrais dire aussi “bourbier” ou “margouillis”, mais il y a des chromosomes rouges dans “bourbier ou dans “margouillis” […] Les autres noms [du cloaque] sont : bidonvilles, rues, cités, favellas, poblaciones, townships, banlieues très difficiles, masses urbaines, camps de regroupements, villes abandonnées ou dévastées, caves, tous les lieux de misères où des gens vivent et meurent sans aucune chance de s’en sortir » (16).

Cette allusion aux « chromosomes rouges » qui surprend d’abord sera expliquée dans la scène suivante et signale un autre niveau de langage manié par Tibi. Visiblement Monsieur McGregor a enseigné le poème « Voyelles » de Rimbaud à ses élèves africains. Tibi le cite approximativement : « Le A, c’est noir. Le E, c’est blanc. Le O, c’est bleu. Le I, c’est rouge » (17). Voici quelques vers pertinents du poème de Rimbaud :

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
...
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

L’affection particulière de Tibi pour le rouge peut s’interpréter de diverses façons : le rouge est la couleur de la révolte, de l’émotion violente, amour, violence, cruauté, mais aussi la force vitale du sang et de la vie. Si le mot « chromosome » peut surprendre, là aussi Tibi ne parle pas au hasard, montrant (peut-être) une connaissance de la racine grecque du mot, khrômo, qui veut dire couleur. Ainsi Tibi revendique aussi ses identités multiples et contradictoires : « Le chromosome “i” est le plus beau de tous. Le plus trompeur aussi. Vous en avez deux dans Tibi » (18) . Les allusions aux chromosomes rouges reviendront, et elles fournissent la péroraison éclatante de la pièce : Tibi quitte la scène en martellant: « Ce jour nous accable, mais l’avenir nous rit, un bel avenir, heureuse mère, un avenir avec tes fils et le vivre et le rire et le dire et le délire et le désir. Que des chromosomes rouges ! Qu’on se le dise ! » (86).

Tibi n’est pas seulement un homme du langage, il est aussi un homme de théâtre, dans ses deux rôles de maître de cérémonies et de diseur. Le diseur est sur scène pendant les six premières scènes, on verra le maître de cérémonies pour la première fois dans la septième. Au début de la pièce, Tibi tourne en rond autour des objets et de la tente, ce qu’il reprend en lui donnant une signification plus large dans la cinquième scène, justement au moment où il remarque qu’une forme humaine se trouve sous la bâche. Il organise son espace qui, on le devine, va accueillir une deuxième personne : « Tournons, tournons. Dextorsum, nous disait Monsieur McGregor. C’est du latin. Cela veut dire, le centre à main droite, la dextre » (21). Dextorsum est une déformation du latin dextrorsum, vers la droite. Telle une cérémonie religieuse, l’action de tourner autour de la maison fonde le futur gîte de Tibi, et coincide aussi avec l’introduction du langage méta-théâtral : « En représentation, nous disait souvent Monsieur McGregor, il n’y a pas de droite et de gauche » (21). Tibi va expliquer comment on dit « droite » et « gauche » au théâtre, en orientant les termes « cour » et « jardin » vers les termes plus lourds politiquement, « Cour des miracles », « Jardins suspendus » : les cours des miracles étaient les endroits où se retrouvaient les pauvres et les sans-abris au moyen âge, et les jardins suspendus étaient une des sept merveilles du monde, les jardins suspendus de Babylone. Misère et richesse, Amérique et Afrique, voilà les pôles opposés qui organisent le monde vu par Tibi. Et ceux qui passent de l’un à l’autre, ce sont Tibi qui a une large expérience du monde, et, ne l’oublions pas, nous aussi, les spectateurs-touristes. Ce qui nous ramène à l’autre rôle de Tibi, celui de maître de cérémonies qui va débuter dans la septième scène.

Il y aura, exactement comme Tibi l’avait annoncé, six enterrements qui ponctuent la pièce. À la septième scène, celui d’un fils d’une famille pauvre qui a dû utiliser un cercueil qui a déjà servi quinze fois, et qui peut-être a été volé. À la dixième, l’enterrement d’un Burkinabé qui est mort d’une façon « avilissante » non spécifiée, dans une misère totale résultant d’une guerre. À la douzième scène, c’est l’enterrement d’un policier mort dans des circonstances que Tibi taira. Le quatrième enterrement a lieu hors scène pendant la quinzième scène, dans la partie le plus misérable du bidonville. Le cinquième a lieu dans la seizième scène : il s’agit d’un membre d’un comité de rue tué par une balle qui a ricoché. Et le sixième, à la dernière scène, est celui d’un fils mort de maladie. Dans toutes ces scènes, Tibi mime l’accueil de la famille, du cercueil, des proches, et il raconte la vie et la mort du défunt.

Quelle est la signification commune que Tibi donne à tous ces enterrements ? D’abord, le droit à la dignité et l’égalité devant la souffrance et la mort : le policier, le réfugié, le rebelle, tous ont droit à être enterrés dans une vraie cérémonie. Ensuite, mettre en scène la mort, la cérémonie funéraire est un acte public, théâtral, et religieux à la fois. En mettant en scène ses six morts, Tibi utilise son pouvoir de metteur en scène pour rendre visible les souffrances causées par les injustice sociales, les rivalités politiques, les dictateurs, et la mondialisation qui fait pression sur les pays pauvres et contre laquelle Tibi vitupère abondamment. Rendre tout cela visible, c’est le rôle du théâtre : « La représentation est l’ennemi numéro un de notre misère » (61). Le théâtre est politique, militant, engagé, éveillant les consciences et portant un message que Tibi veut faire savoir au monde entier. Tibi sait faire en sorte que les gens pleurent dans les enterrements : « Aussitôt, l’émotion commence à gagner l’auditoire. C’est un bon truc » . Le truc étant celui de donner tout de suite une chaise (celle qu’on a vue sur le plateau au début) à la maman « avec une grande solennité » (38). Ainsi la pièce de Verdun comporte un commentaire méta-théâtral sur le rôle du théâtre comme moteur de prise de conscience politique dans le sens large du mot. Et Tibi devient un orateur enflammé, charismatique, un révolté contre toutes les injustices du monde.

Car Tibi a une vision particulièrement élaborée de comment marche le monde, ce qui se dégage progressivement dans la pièce. Tibi dit avoir voyagé dans le monde, avoir assisté à une réunion des « Chefs d’Etat des pays les plus industrialisés » , de « l’état-major de l’Armée des Nouveau Confédérés … Les petits-fils de ceux qui ont perdu la guerre de Sécession » (55), ce qui évoque clairement la guerre contre le Sud esclavagiste. Tibi a vécu à New York (56), et en France dans une banlieue difficile « qu’on appelle Menteuse-la-Jolie » (64), joli jeu de mots sur Mantes-la-Jolie. À Paris, Tibi se promenait dans la rue Guénégaud : on peut sourire au choix de cette rue quand on sait que s’y trouve l’hôtel des Monnaies, là où se frappaient les monnaies de la France. Tibi y a cotoyé un jeune Américain malade du sida pour lequel il a pris pitié, et à qui il a parlé avec compassion ; en retour et en reconnaissance, le jeune homme lui a acheté une belle cape trop chère pour Tibi—cette cape que Tibi a retrouvée à la sixième scène et qui l’accompagnera dans ses cérémonies en plus du chapeau. Toutes ses observations, Tibi les résume dans ce qu’il appelle « le Principe de Tibi », la « loi des pyramides » (66), que livre Tibi à son public dans les dernières scènes de la pièce, son « idée de la pyramide humaine » (65). Et quelle est cette loi, qui donne son titre à la pièce ? La voici : « En humanité, tout finit par faire pyramide. Plus vous augmentez la richesse au sommet, tout en haut de la pyramide, plus vous élargissez son assise de misère absolue » (66). Principe quasi scientifique pour lui : « Aussi simple que le Principe d’Archimède ou celui de Newton » (66). Ceci juste avant le cinquième enterrement à la seizième scène, c’est à dire quand les spectateurs ont eu le temps de s’habituer au personnage de Tibi, de sympathiser avec lui et le comprendre.

Jusqu’ici, cette analyse peut avoir donné l’impression que la pièce est un long monologue, et en effet le monologue de Tibi domine, mais on sait depuis le début qu’un autre personnage va apparaître sur scène. En bon dramaturge, Verdun nous y a préparés, car on voit une forme humaine se glisser sous la bâche avant la pièce, et cela sans que Tibi la voie ; seuls les spectateurs la voient, ce qui rehausse la tension. La didascalie de la troisième scène précise bien : « la forme humaine remue sans qu’il y prenne garde » (14). C’est seulement à la cinquième scène que Tibi y fait attention pour que le spectateur s’en souvienne et se pose les mêmes questions que Tibi : qui est-ce ? un homme ou une femme ? de quel âge ? et le texte prépare la fin : si c’est une femme jeune, il lui proposera « le partage. Pas le mariage. Le partage » (21), de belles paroles, faciles à dire… Enfin à la huitième scène, Tibi veut enfin « avoir le cœur net » et il découvre « une pauvre fille recroquevillée sur elle-même et vêtue de haillons » (34). La pièce change de caractère avec cette deuxième présence sur scène, vite nommée, car Tibi la reconnaît tout de suite, c’est Mara qu’il connaît depuis son enfance. Et c’est Mara qui va donner à la pièce la possibilité d’être plus qu’un monologue, si varié soit-il, celle d’avoir un vrai dialogue et même un conflit entre deux personnages.

La progression de Mara est parallèle à celle de Tibi et tout à fait autre, et complémente celle de Tibi. Celle de Tibi est dans le langage et ses divers rôles, celle de Mara est dans le corps, la naissance à la parole, et le passage de l’animalité à l’humanité. Avant de parler, Mara communique seulement par des gestes pendant toute la huitième scène—l’actrice doit être douée aussi de qualité de mime. La première parole qu’elle prononce sur scène n’est pas un mot proprement dit, mais un hurlement. Ici deux registres de langage se choquent dans ce moment, car Tibi vient de citer un autre poète que Monsieur McGregor avait enseigné, Alfred de Vigny, mais ce hurlement est provoqué par le mot « militaire » : ainsi Tibi avait qualifié malencontreusement le poète et c’est ce mot qui fait hurler Mara, pas le vers « J’y roulerai pour toi la maison du berger » qui vient du poème du même nom. Encore une manière pour faire deviner aux spectateurs un peu du passé douloureux de Mara. Tibi lui pose des questions auxquelles elle répond par des gestes : on apprend que Mara a été prostituée mais elle n’est nullement honteuse, car elle a sauvegardé sa fierté. Et Karine Pedurand communiquait à la fois sa grande vulnérabilité et son intégrité, à la fois humble et sûre d’elle encore dans la scène où elle sera déshabillée par Tibi qui la lave avec grande tendresse avant de la revêtir.

Mara progresse lentement de l’animalité muette à l’humanité quand elle collabore avec Tibi pour trier les matériaux de construction et commence à chantonner. C’est à ce moment précis que Tibi prononce les mots qui donnent à la pièce son titre original : « Nous ferons bien mieux que nos pères » (40). À la scène 11, elle prononce ses premiers mots, « Du plaisir, non » et « Oh ! Non ! Le sida non ! », paroles de protestation où elle se défend. Dans la scène 12, on remarque qu’elle n’a pas oublié le vers de Vigny quand elle demande, sans rapport avec ce qui précède, « Pourquoi la maison du berger ? » (51). Déjà se dessine une personnalité capable de protester, de se défendre, de poser des questions. Sa prochaine parole est aussi sans rapport avec ce qui vient d’être dit : « Mara aime Tibi » (58), déclare-t-elle sans préparation aucune. La progression est encore plus étonnante et rapide, puisque deux scènes plus tard (scène 15), Mara prononce son seul monologue pendant que Tibi dirige son quatrième enterrement hors scène. Un monologue relativement court par rapport avec ceux de Tibi, mais poétique, évocateur de la misère de sa vie passée et annonciateur du bonheur à venir, se terminant encore une fois par la déclaration « Mara aime Tibi » (63). Quand elle réapparaîtra à la scène 17, Mara jouera un rôle qui déterminera le déroulement de l’action, l’évolution du personnage de Tibi et d’elle-même, et la signification globale de la pièce. Et ceci avec relativement peu de paroles, mais ô combien lourdes de sens et d’exigence.

La progression de la pièce vers une fin positive se poursuit et se conclut rapidement dans la scène 17. Une fin positive était déjà suggérée par la construction d’une vraie cabane, commencée dans la scène 9, avec les matériaux de construction épars sur le plateau, et par l’action tendre de Tibi quand il s’agenouille devant Mara pour la laver et lui donner ensuite une robe neuve. Et le dénouement de la pièce n’est autre que le dénouement consacré de tant de pièces comiques et de drames, le mariage. C’est Tibi qui le suggère le premier dans la scène 19, et Mara le lui fait répéter, croyant avoir peut-être mal entendu. Et dans la dernière scène, Mara va beaucoup plus loin, et arrive à remettre en question le personnage entier de Tibi.

Avant de consentir au mariage avec Tibi, Mara exprime deux exigences importantes. La première surprend probablement et Tibi et le spectateur : elle lui demande de retirer ce qu’il avait dit sur la femme soumise. Elle a bonne mémoire. En effet Tibi avait fait un jeu de mots à la scène 17, en changeant une lettre : « Les femmes soumises n’ont pas d’histoire » et « les femmes soumises ne font pas d’histoire » (69), accompagné d’un autre exemple où une lettre change tout. Mara n’a pas réagi, mais elle a bien retenu la phrase et la lui ressort trois scènes plus tard. Tibi s’en sort élégamment avec la démonstration syllogistique que, puisque Mara a une histoire, elle n’est donc pas une femme soumise, ce qu’elle accepte. La deuxième exigence suit immédiatement : elle veut être la seule épouse. Elle renvoie à Tibi en la modifiant une de ses phrases préférées : « Une seule, Tibi. Comme les Français » (82). Et là Tibi résiste. Elle sera obligée de répéter cette demande quatre fois avant que Tibi cède, et avec quelques doutes : « Je ne te promets rien, mais je vais essayer. Disons : Tu seras la seule épouse de Tibi. Les autres femmes seront pour mon père. Peut-être qu’avec l’âge, il n’a plus grand appétit. Peut-être » (83). Mara accepte avec un simple mot, « Merci, Tibi », montrant qu’elle prend la promesse de Tibi comme étant vraie. Mara et Tibi : personnages apparemment inégaux, mais en réalité ayant une part égale dans leurs sphères respectives : Tibi dans le monde des hommes politiques parlant au nom de la justice sociale, Mara dans le monde des femmes parlant au nom de la justice sociale elle aussi, au nom de toutes les femmes du monde.

Ainsi la pièce se termine avec un mariage, conclusion très traditionnelle d’une pièce qui n’est pas une tragédie et qui finit bien. Quand j’ai vu la pièce, je me souviens avoir été enchantée de cette conclusion : Mara et Tibi, marchant bras dessus dessous avec la poussette qui pourrait accueillir un enfant, vers un avenir radieux. « Nous ferons mieux que nos pères », avait conclu le titre de JeanVerdun ; « La loi de Tibi », affirme l’autre titre de la pièce. L’un optimiste, confiant en un meilleur avenir, l’autre plus pessimiste, suggérant que la loi de Tibi va continuer à dominer malgré tout. Laquelle est la bonne conclusion ? l’une au spectacle, l’autre à la lecture ? Peut-être que le théâtre est justement le lieu où de telles ambiguïtés sont permises plus que dans d’autres genres : Jean-Pierre Ryngaert ouvre son livre sur une discussion de ce phénomène, où « les repésentations, réelles ou virtuelles » ont noué « des relations complexes » que « la dramaturgie essaie de démêler » (6). Certaines comédies de Molière frisent la catastrophe tout en se terminant bien, et certaines tragédies de Corneille ou Racine arrivent à arracher une conclusion positive en face de nombreuses morts. En se situant dans cette ambiguïté, la pièce de Jean Verdun se termine dans une conclusion plus ouverte qu’il ne paraît, et se situe dans la plus pure tradition du théâtre, qui est de ne pas conclure définitivement et de laisser le spectateur remplir quelques trous comme bon lui semble.

Ouvrages cités :

Ryngaert, Jean-Pierre. Introduction à l’analyse du théâtre. Paris : Dunod, 1999.

Verdun, Jean. Mieux que nos pères. Paris : Detrad aVs, 2001.

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i) La pièce a été publiée avec le titre Mieux que nos pères (Paris : Éditions Detrad aVs, 2001), mais je l’appellerai La loi de Tibi, le titre utilisé lors des représentations à Avignon (2013) que Jean-Michel Martial a préféré au titre original. Il provient de la traduction faite par Robert Cohen, Tibi’s Law, pour une mise en scène à Los Angeles par le Stages Theatre à Hollywood (2003).

ii) Il n’y a pas d’explication donnée au nom du personnage. « Tibi », datif du latin « tu », veut dire « à toi ». Dans la pièce il est suggéré que Tibi a eu quelques connaissances de cette langue. Quand j’ai vu la pièce, j’ai eu l’impression que Tibi s’était donné lui-même son nom, mais je n’ai pu trouver de passage dans le texte qui confirme cette impression.

APPENDICE

Liste des mots et des phrases avec l’expression « comme disent les Français » ou des variantes de commentaire métalangagier :

10, c’est coton

11, Les Français tournent en rond. Moi, Tibi, je dessine un cercle

11, j’ai lu, de mes yeux lu

11, je n’en ai rien à cirer

12, à chacun son métier

14, coopérant est le premier mot de français qui m’a frappé l’esprit

16, tout va très bien, madame la marquise

19, Les Français disent : « Joindre le geste à la parole. » Moi, Tibi, je joins le geste au dire.

26, je faisais mal mon travail, je le faisais à la petite semaine

27, je léchais la vitrine

32, avec leurs gueules enfarinées

33, ni vu ni connu

55, baratin

56, dame pipi

60, il s’est foutu le doigt dans l’œil jusqu’au trou du cul

62, par tête de pipe

71, Ils inventent des noms à eux. Ils disent statuettes, fétiches, masques.

72, « de l’art, du grand art », les Français disent n’importe quoi

73, de fil en aiguille

78, cet ancien Palais des Rois de France qu’ils appellent le Louvre.

82, « Une seule, Tibi. Comme les Français. » (dit par Mara)

Par : Sylvie Romanowski
2013