Rien d'humain de Marie N'diaye
Rien d'humain (Besançon : Les Solitaires Intempestifs, 2004)
De Marie N'diaye
Comédie de Valence-Centre dramatique national Drôme Ardèche, participation de l'ENSATT
Mise en scène (re-création) : Olivier Werner
Scénographie : Diane Thibault
Lumière : Kévin Briard
Son : Frédéric Bühl
Costumes : Dominique Fournier
Distribution : Yves Barbaut (Ignace), Juliette Delfau (Bella), Pauline Moulène (Djamila)
Théâtre de l'Est Parisien
5 février 2009
Dans une petite salle spécialement aménagée pour une centaine de spectateurs l'intimité est garantie : le plateau est à même le sol, un carré de gravier blanc avec deux bancs, une chaise et, légèrement décentrée, une maison de jardin d'enfants blanche et rose, munie d'un escalier. La porte et la fenêtre visibles sont fermées, une lucarne est ouverte dans le toit. Les personnages sont déjà là : la blonde Bella, plutôt bcbg en jupe et veste banales, marche silencieusement autour de l'aire de jeu ; un homme grisonnant, lui aussi en costume citadin passe-partout, se repose sur un banc tandis qu'une deuxième femme - talons, pantalon et chic manteau brun à grand col de fourrure- tient la rampe de l'escalier, le dos au public, le corps raide. Pendant une heure, au rythme de sept tableaux ménagés par Marie N'diaye, ils vont occuper l'espace, tour à tour à deux ou à trois. La maison de jeu d'enfants rose et blanche, de taille à peine suffisante pour qu'une actrice s'y insinue et passe le buste à travers la lucarne (Djamila trônera même sur le toit un moment) cette maison oriente le spectateur vers le ludique et le conte.
C'est un dialogue bizarre où dès le départ se posent les questions de l'amitié, de l'amour, de la sexualité et de la propriété d'un appartement (que concrétise et symbolise la maison de jeu pour enfants). Une situation à la fois vraisemblable et invraisemblable se déploie. Le jeu des personnages, sauf temps forts exceptionnels, est avant tout une gestuelle minimaliste, hiératique et glacée. Aucun accessoire n'est employé, les mouvements et déplacements chorégraphiés avec minutie : on pense au Come and Go de Beckett, à la tyrannique lenteur des dialogues de Duras. Un niveau extrême de tension dramatique est atteint ici avec des moyens simplistes mais contradictoires. La mise en scène, le jeu, le dialogue (texte scrupuleusement respecté) créent bien plus qu'un sentiment d'étrangeté : une réelle angoisse s'impose au spectateur car ces personnages nous ressemblent. Ils sont à peine maquillés, vêtus comme dans la rue et ils parlent posément, clairement et absurdement. On attend un éclat de violence, un meurtre car les deux femmes sont dans un affrontement létal, semble-t-il. L'une arpente le pourtour de la maison comme une lionne inspecte son territoire, l'autre barrant l'escalier de la maison et faisant parfois le lien entre les deux, le personnage presque ridicule du trop parfait amant.
Or quel est le problème ? L'amie, Bella revient d'Amérique au bout de cinq années : divorcée, appauvrie, nantie de trois enfants elle découvre que l'autre, Djamila, refuse catégoriquement de lui rendre son appartement. Un homme est là, se dit amoureux fou de la brune au manteau, espère être le père d'une enfant qu'il n'a pas encore eu le droit de voir. Ignace, parfait amant des temps de la Courtoisie, défend sa Dame et injuste usurpatrice. Bella donne des signes d'instabilité mentale et même de sadisme à l'égard d'Ignace. On se demande donc si elle fabule les souvenirs et l'obsession sexuelle manifeste qui coulent, comme serpents et crapauds, de sa bouche parmi le flot de protestations de générosité et de compassion qu'elle dirige vers l'auditoire et vers l'amant. On apprend que Djamila (prénom qui signifie l'Algérie pour un auditoire français) a renié son père, a été abusée abondamment par le père et les frères. On saisit donc par moments le discours comme métaphore de la situation coloniale (et aussi bien comme mise en cause du patriarcat qui va de pair avec l 'impérialisme). Lorsque Bella -dans le 5e tableau- révèle que le père vient encore plein de désir, voir Djamila, l'amour d'Ignace ne fléchit pas mais sa douleur est manifeste. Et tandis que la brune le punit et le torture en lui montrant un monstre en lieu d'enfant, Bella s'installe chez lui, refuse de l'y laisser entrer et « l'achève » en lui apprenant encore que Djamila l'a dépouillée de son héritage.
Quant au titre ... « Rien d'humain », comment fonctionne-t-il ? Mise en garde et signature de l'auteure : ce drame n'a rien d'humain (ceci est une fiction : inutile de réduire les ambiguïtés) mais aussi questionnement éthique : qu'est-ce que l'inhumain de cette femme (fatale et perverse) qui se déclare avec véhémence au-dessus de tout jugement, de toute éthique, car volonté pure et insensibilité pure (« je suis une pierre. Je ne suis coupable de rien. Je ne suis pas gentille et je ne suis pas cruelle, et qu'on ne me juge pas, car je suis une pierre »). Et qu'est-ce que l'humain de cette belle bourgeoise blonde, autrefois riche, qui a manipulé son « amie » et s'est satisfaite de la voir abusée parce que cela la protégeait elle-même de rapports incestueux ... Et le pire, c'est qu'elle n'a pas la moindre notion de la souffrance ni du ressentiment de l'autre, l'aliénée, déracinée, colonisée, violée, celle qui est devenue « pierre ».
Quand / comment donc est-elle devenue « pierre » ? Le texte ne le dit pas mais la mise en scène en décide. Construction majeure du rapport entre les deux personnages féminins (l'une vraiment mère peut-être, l'autre fausse mère sans doute, monstrueusement aimables toutes deux) une scène en particulier est visuellement inoubliable. Au quatrième tableau, clé de voûte même de la pièce, et seule scène dont Ignace est absent, Bella pénètre enfin dans la maison. Son discours domine la scène : c'est à peine si Djamila émet quelques brèves répliques donc certaines sont sonorisées en écho, comme en voix d'outre-tombe, dirons-nous. C'est en effet un extraordinaire psycho-drame où la jeune fille est « mise à mort » : tandis que Bella sort à mi-corps de la lucarne sur le toit, elle évoque les souvenirs de la sauvageonne de 13 ans qui ne savait pas ce qu'était une prise électrique. Elle est prise d'un fou rire qui devient un rire dément, dans ce re-jeu de l'enfance. Bella est « folle », sauvagement cruelle. Pendant cet accès de rire, Djamila est accroupie devant / sous la maison, recroquevillée, le visage tordu par la souffrance de l 'humiliation. Elle se fige en masque qui évoque immanquablement « Le cri » d'Edvard Munch. Cela dure plusieurs longues minutes cependant que Bella redescend, et passe en particulier un visage de noyée derrière la vitre embuée de la fenêtre tandis que quelques répliques, mises en écho, continuent à ponctuer le dialogue. C'est un re-jeu du viol de l'enfance, du rapt de l'innocence, de l'implacable cruauté des maîtres. C'est sous le choc de cette violence que Djamila est donc devenue « pierre » et dans la maison, une « froideur » glaciale serre Bella à la gorge, comme un serpent de culpabilité.
Comme il est de règle, un texte de théâtre n'a que deux dimensions. Celui-ci n'offre aucune suggestion de décor, il ne présente quasiment aucune didascalie, alors le metteur en scène et son équipe ont construit une remarquable « troisième dimension » et n'ont pas seulement respecté l'ouverture du texte - on connaît la doucereuse ironie de tous les textes de Marie N'diaye et son génie bien contemporain à toucher aux sujets qui fâchent sans en avoir l'air. Ils ont véritablement donné des ailes au texte : on est dans le discours plus ou moins réaliste de l'amour fou, et dans l 'horreur d'un conte/cauchemar où règnent les mauvaises fées ; on est dans la cruauté toute en paroles, et dans le trauma de l'abus sexuel. Les brochures fournies par le théâtre nous informent que la pièce fait partie d'un quatuor commandé à quatre femmes autour du motif du fantôme. Le titre « Rien d'humain » en prend donc un nouveau relief et l'on approfondit le motif de l'enfant dont on a compris qu'il est probablement « fantasmé ». C'est - comme « l'enfant au milieu de la mare » de George Sand, un simulacre, un « esprit » inventé par Djamila pour défendre l'accès à la maison, et pour soumettre Ignace. On peut penser au problème des enfants que se disputent les parents, mais bien davantage aux proies des pédophiles, et à « l 'enfant battu » que chacun porte en soi. On est ici bien loin de l'amusement mais bien dans la magie du meilleur théâtre.
Christiane Makward
Paris, février 2009
Photo: Christiane Makward
Yves Barbaut (Ignace)
Photo: Christiane Makward
Juliette Delfau (Bella)
Photo: Christiane Makward
La salle du Théâtre l'Est parisien
Photo: Christiane Makward
Scénographie de Diane Thibault
Avec les comédiens : Juliette Delfau (Bella), Uves Barbaut (Ignace), Pauline Moulène (Djamila).
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