Othello : Denis Marleau met en scène une nouvelle traduction de Normand Chaurette

Ruddy Sylaire joue Othello
une nouvelle collaboration entre le Québec et la Martinique

Othello de William Shakespeare
Traduction : Normand Chaurette
Adaptation et mise en scène : Denis Marleau
Collaboration artistique : Stéphanie Jasmin
Musique originale : Nicolas Bernier, Jacques Poulin-Denis
Costumes : Daniel Fortin
Éclairages : Nicolas Descôteaux
Une coproduction du UBU et le Théâtre français du Centre national des Arts
Distribution :
Ruddy Sylaire : Othello
Pierre Lebeau : Iago
Éliane Préfontaine : Desdémone
Christiane Pasquier : Émilia
Denis Gravereaux : Brabantio
Bruno Marcil : Rodrigo
Vincent-Guillaume Otis : Cassio
Jean-François Blanchard : Doge de Venise
Annik Hamel : Bianca
Photos : Gracieuseté du Théâtre français du CNA

Cette production d'Othello qui a mis en vedette Ruddy Sylaire dans le rôle principal, fut conçue et mise en scène par Denis Marleau à partir d'une nouvelle traduction de l'auteur québécois Normand Chaurette. Voir cet acteur évoluer parmi une équipe d'artistes québécois m'a laissé rêveuse. Je venais de voir Sylaire dans la création de José Exélis, Comme deux frères (texte de Maryse Condé retravaillé par José Pliya) au Festival d'Avignon, et je reconnaissais la présence imposante de ce corps massif et ce regard fulgurant qui inévitablement, dominent l'espace de jeu, surtout lorsque d'excellents metteurs en scène comme Marleau ou Exélis prennent en main la démarche de ce corps obéissant.

Pour mémoire, on pourrait remonter à la version d'Othello réalisée par Elie Pennont et Serge Ouaknine (1998-99) pour deux comédiens (Pennont et Aurélie Dalmat), qui fut présentée au Théâtre municipal de Fort de France, lors du Festival d'été en 1999.

Pennont a joué tous les personnages masculins. Son adaptation comportait des coupures importantes du texte et le changement radical des références au Maure pour le présenter alors comme un grand général conquérant et un amant / séducteur qui rendaient les hommes jaloux. Dans cette version, toute référence à ses origines ethniques fut effacée, et puisque tous les comédiens étaient noirs, la question de spécificité ethnique n'avait pas de sens. Cela n'a pas empêché Aurélie Dalmat de déclarer qu'elle avait été contrainte de « jouer blanche » en se référant à la scène de son assassinat car, selon elle, une Desdémone noire ne se serait pas laissée étrangler si facilement. Par ailleurs, un nouveau personnage, le conteur créolophone, présence fondamentale du monde de Pennont, a fait son apparition en tant que figure médiatrice qui résumait et expliquait l'action en créole, à l'intention d'un public qui ne connaissait ni la pièce ni les inspirations japonaises de la conception scénique. En effet, Ouaknine a orienté l'événement vers une forme de récit oral tiré du théâtre Nô. Desdémone revient du domaine des morts, comme le Shite du drame Nô fait son apparition en tant que revenant d'un monde « supérieur », pour refaire le trajet de sa vie et sa mort, et découvrir le coupable.

Quant au spectacle d'Exélis, l'adaptation qu'il propose est encore plus radicale car la pièce se transforme en allégorie où la question raciale est évacuée. L'auteur réduit le nombre de répliques et retient surtout les monologues des personnages masculins, tous joués par un seul comédien, Gilbert Laumord. Dans cette version, Iago devient le personnage principal d'une communauté d'hommes où les femmes, même Desdémone, sont reléguées à l'ombre. Iago est victime d'un drame de dépossession; il a tout perdu (son avenir, sa réputation,) et, dans ce jeu d'alter égo, il est « la part d'ombre et de lumière en nous » alors qu'Othello est victime à la fois d'une machination et de ses propres pulsions. Pour éviter de sombrer dans la monstruosité de cet acte, Othello transforme la mise à mort en acte rituel, soit en danse de purification … afin d'assurer sa survie spirituelle. Cette version tirait son originalité de la conception plutôt métaphysique du drame et du travail corporel extrêmement raffiné, le résultat d'une formation inspirée des mouvements du Léwoz, du Damier et des danses indiennes. Othello, le Maure de Venise évolue dans les traces orientales de ses origines italo-marocaines tout en reconnaissant le syncrétisme culturel de la Caraïbe.

Que dire de la version Marleau / Chaurette que j'ai vue sur la scène de l'Usine C à Montréal? Marleau approprie Shakespeare et le fait rentrer dans sa propre esthétique théâtrale dont les sources sont à la fois modernes et classiques. Tous les actes violents (sauf la mise à mort finale) ont lieu hors scène, racontées par des voix enregistrées, comme s'il fallait respecter la bienséance du théâtre néoclassique, un choix qui va à l'encontre des créations habituelles de Shakespeare mais qui confirme les penchants symbolistes des dernières recherches scéniques de Marleau. En effet, sa vision des acteurs est tout à fait contemporaine. Les mouvements mécaniques du Doge évoquent les robots du monde futuriste de Métropolis. Nous somme souvent entre le psychodrame, l'opéra et l'installation artistique. La jeune Desdémone, diaphane et fragile évoque un personnage féminin symboliste. Par ailleurs, Marleau situe la pièce dans un espace / temps mythique, sans que le lieu soit clairement identifié. Les acteurs arrivent presque comme par accident, en se parlant, en contournant l'espace de jeu, en fumant, en s'appuyant contre les murs et en bavardant. Les coulisses sont dévoilées, l'illusion scénique elle, est éliminée. Nous sommes dans un espace de théâtralité pure, le tréteau rempli de trois volumes, trois praticables rectangulaires sur roulettes, déplacés par les acteurs lorsqu'il faut découper l'espace, marquer les passages de temps ou définir les rapports entre les personnages et ce monde insaisissable dans lequel ils évoluent. Un travail visuel d'une grande poésie.

Voilà ce qui frappe dès les premiers moments. Une pièce dont le déroulement est fluide et le rythme très moderne; un ensemble de corps (vêtus de costumes intemporels) dont chacun impose un rythme d'urgence par ses déplacements et par le jeu des panneaux sur roulettes qui enferment, isolent, étouffent et contribuent à signifier l'aliénation de tous ces personnages malmenés par Iago.

Cette nouvelle version en français de Normand Chaurette n'est pas trop éloigné du texte de Shakespeare, tout en nous ramenant vers le présent par une syntaxe et un vocabulaire plus accessibles et par des évocations politiques qui pourraient concerner le monde moderne.

Cet Iago joué par Pierre Lebeau, à la différence des Iago caribéens, est rongé par le racisme. Sous prétexte d'une loyauté nationale, il est miné par une haine viscérale de ce « moricaud » d'Othello. Sa haine l'incite à manipuler tous les personnages pour provoquer le drame de jalousie qui va détruire le couple. Pierre Lebeau qui joue Iago est une force de la nature. Dans sa bouche les mots deviennent des armes dangereux. Il chuchote le poison de son texte, il crache son venin, il contamine tous ceux qui sont en contact avec lui. Son Iago est le dieu maléfique qui tire les ficelles; par son jeu, par sa voix, par sa présence corporelle il symbolise une force destructrice qui alimente les guerres, les carnages et les grandes catastrophes du monde. Contre un arrière plan de panneaux qui évoquent l'émergence des forces obscures de la nuit, Lebeau mène sa trahison. Son blue jean, ses gestes et ses attitudes deviennent autant de signes de contestation, de mépris et de colère, surtout face à Brabantio, Cassio, et Othello, vêtus de leurs uniformes, signes de leur inscription dans les institutions de l'état. La voix caverneuse de Lebeau qui reproduit le texte magnifique de Shakespeare / Chaurette, retentit à travers la salle et domine le spectacle.

Desdémone, jouée par éliane Préfontaine, frappe par sa fragilité, sa jeunesse, la pâleur de sa peau diaphane. Elle devient l'incarnation même de l'héroïne symboliste qui semble signifier l'absence du corps. Ce n'est que la scène où elle joue, assise par terre, avec le piano miniature, qu'elle révèle l'innocence de sa nature de jeune fille et confirme le malaise provoqué par son mariage avec le général-guerrier. Un choix très intéressant d'actrice car, à côté du corps énorme de Sylaire, ce déséquilibre physique nous annonce déjà un dénouement tragique.

Que dire donc de cet Othello, créé par Ruddy Sylaire, acteur invité de la Martinique qui a déjà travaillé avec Marleau. Dans un premier temps, on a l'impression que Sylaire n'était pas très à l'aise dans le rôle du général. On dirait même que son jeu rappelle celui du Comme deux frères ou Nous étions assis sur le rivage du monde, comme s'il était toujours un peu le même personnage, un grand macho agressif qui doit s'imposer à tout prix. Sylaire semble retenir ces réflexes instinctuels et se cantonner dans un jeu beaucoup plus ritualisé qui fige son corps. Mais Marleau connaît bien l'acteur, et si nous avions le sentiment que l'acteur est sorti d'un autre monde, c'est sans doute, l'impression que Marleau voulait créer au départ puisque le Maure vit dans un monde raciste et sa « différence » est exactement ce qui est mise en évidence. Mais, tout change rapidement. Cet homme fier, hautain, de tempérament volcanique, s'écroule dès que sa forteresse amoureuse est secouée par les mensonges du monstre, et le jeu de Ruddy Sylaire incarne parfaitement ce processus d'évolution.

Au fur et à mesure que la trahison de sa femme semble devenir de plus en plus évidente, l'acteur autant que son personnage, se transforme, grâce à la formidable précision du travail réalisé entre Sylaire et Marleau. Sylaire, ce corps obéissant, se dégage de ses propres contraintes. Il entre en éruption comme un volcan et libère ses émotions. Nous voyons un acteur / Othello en pleine décomposition, un esprit qui se disloque, un corps qui croule sous le poids d'une folie qui devient de plue en plus évidente. Selon la vision de Marleau, la pièce évolue vers un anti-psychodrame qui n'aboutit pas à la guérison mais plutôt à la destruction de tous les protagonistes. Dans cette hétacombe humaine, le jeu de Sylaire nous surprend par la justesse de sa lente évolution vers le déchirement intérieur et la violence autodestructrice.

Son dos se courbe, la douleur marque son visage, il ne peut plus se tenir droit, et il semble perdre tous les moyens. Il insulte sa femme, il hurle sa douleur, il crache, il tremble. L'acteur incarne la désintégration de ce personnage qui aboutit à la mise à mort rituelle de l'autre : présentée comme une scène d'étranglement et d'étouffement, rendu presque insupportable par sa durée, et par le réalisme des derniers sursauts de ce corps fragile qui se débat sous la couverture.

Une production éblouissante, une lecture qui capte les pulsions profondes de ces voix tourmentées. Les paroles d'Iago constituent à la fois une partition sonore mythique et un réseau sémantique de significations dangereuses. Sa parole crache l'hypocrisie, infecte les esprits, tissent des mises en abyme, lorsque tous les personnages tombent dans ses pièges. Iago est le grand magicien qui manie les mots comme des armes pour mener les personnages à leur perte.

Othello est la première pièce de Shakespeare montée par Marleau mais elle s'inscrit dans une continuité, celle de sa collaboration avec Normand Chaurette et avec les artistes de la Caraïbe francophone. Une collaboration heureuse et fructueuse de part et d'autre qui ne devrait plus s'arrêter.

Alvina Ruprecht
Montréal, novembre 2007
Article paru pour la première fois sur le site : http://www.madinin-art.net

Othello
Othello
Othello
Othello
Photos: Marlène Gélineau Payette
Source: http://www.nac-cna.ca/media/tf0708

Ruddy Sylaire est Othello de Shakespeare
Les mots pour le dire

Rarement le théâtre et les comédiens d'ici, auront eu à affronter un paradoxe aussi grand qu'au cours de la dernière décennie. On a d'un coté leur volonté affichée d'une position évolutive et déterminante. Mais, on ne peut ignorer le vide artistique, le foisonnement de l'errance éloquente des intervenants en chambre, alors que ces institutions dominent la scène par leurs espaces, leurs possibilités structurelles et économiques pour monter des opérations d'accompagnement d'envergure et pour organiser une force de frappe institutionnelle au service du théâtre et des comédiens qui doit leur construire une sérieuse reconnaissance publique. Il ne s'agit pas de replacer le théâtre au cœur d'une réflexion apaisante et auto cicatrisante, mais bien de parer au pire, convertir en expériences talentueuses les raideurs chroniques qui sténosent, figent dans l'œuf à grand renfort d'espoir en trompe-l'œil et d'esthétique virtuelle réutilisable en trois dimensions, l'avènement d'une entreprise théâtrale fluide, plus jamais inerte ou invisible. Juste déplacer l'intérêt vers le théâtre patrimonial. Le protéger dans la réalité de sa modernité artistique, en rivalité internationale. Enfin, tracer la route, jouer dans la cour des grands, hors les limites outre-mer et outre-tombe. A l'inverse on voit se développer une culture quasi-opportuniste et d'une surenchère synthétique. En l'absence du théâtre local pur jus, il faut éviter de dériver vers la gestion de l'animation, de l'événement ou du divertissement social. La politique correcte, gavée de bonnes intentions, faute de mieux faire, joue de ce fantasme en vogue qui rassure mais immobilise nos talents, nos forces vives, les rétrécie, les encourage solitude.

L'artiste Antillais d'Origine Contrôlée

Pour preuve, l'extrême fragilité observée de ceux qui osent sans contexte auréolé Martinique ; ce label est une aura nécessaire à la crédibilité de l'art vivant, à la reconnaissance et au respect de l'artiste Antillais d'Origine Contrôlée. Une belle initiative afin de mettre en valeur et de faire mieux connaître à l'échelle de l'ensemble du théâtre des Nations la spécificité et l'action de la culture Martiniquaise. Un seul credo : Ne pas rester sur le sable et laisser parler son impertinence dans ce qu'elle a d'aimable et de salutaire. Othello mis en scène par Denis Marleau, une création D'UBU en coproduction avec le Théâtre français du Centre national des arts (C.N.A) du Canada à Ottawa, à l'affiche dans les lieux ; cinq dates fin octobre, avant de s'installer à l'usine C à Montréal du 01 au 24 Novembre, n'arrête pas d'alimenter la critique et des impressions passionnées. Marleau insiste « J'ai senti le besoin de me détacher de la tradition, de me livrer à une sorte de grand nettoyage, de remettre en question les conventions théâtrales ». C'est ce qu'il a fait.

« Nou neg, nou led, mè nou la ! »

Ruddy Sylaire est Othello, le rôle titre et ce n'est pas par hasard. Cette gueule de nègre possède des atouts qui ne sont pas à la portée de tout le monde. Sa présence, sa stature sont déjà une performance en soi et suffisent à en faire un faramineux objet de spectacle. Ce qui crée l'évènement c'est le reste. 3 heures avec entracte. Shakespeare, il en respire, l'articule, le joue tragique, jusqu'à peut-être débusquer le sens profond de l'humain. Cet Othello est certainement l'une des pièces de Denis Marleau la plus aboutie et la plus libre, or la désaffection des critiques est une révélation que même les « Marleausiens » convaincus ne contestent pas. Les spectateurs restent mitigés : « La mise en scène ne correspond pas au talent des comédiens ». Traitée dans la veine humoristique ou apprivoisée tendance bande dessinée, l'interprétation prend une forme particulière « plus intimiste » selon Marleau. Est-ce la pesante objectivité du metteur en scène « trois murs, un rideau, c'est tout », si paradoxalement Shakespeare reste en retrait de son œuvre ? Est-ce suffisant pour ne pas parler de Ruddy ? Qui se permet d'effacer la montagne d'un coup de silence ? Non, les comédiens ne sont pas derrière le metteur en scène, masqués par ses outrages et ses succès. Les comédiens sont sur la scène, toujours dans la lumière. C'est bien à nous de dire les bravos de nos artistes, où d'autres se fourvoient et en oublient jusqu'au spectacle. Une réflexion de Ruddy résonne encore comme reprise par Othello « Nou neg, nou led, mè nou la ! ».

Christian Antourel
Critique théâtrale de France Antilles, Martinique
Décembre 2007
Article paru pour la première fois sur le site : http://www.madinin-art.net