Le théâtre d'Alberto Pedro Torriente :
une stratégie de survie


Manteca

L'œuvre d'Alberto Pedro Torriente - né en 1954 à La Havane - est résolument politique. Son auteur la nourrit en permanence de l'actualité et de sa propre expérience d'acteur. Au départ, dans les années 1970, il est lié comme acteur au groupe Cubano de Acero qui mène un travail théâtral dans une usine métallurgique et crée de brèves pièces à message dans un style direct proche de l'agit-prop. Il travaille ensuite avec le Teatro Politico Bertolt Brecht.

Sa première pièce Tema para Veronica (Au sujet de Véronique) est créée par le Teatro Popular Cubano. Elle traite des conflits de la jeunesse cubaine dans le milieu des étudiants en confrontant deux attitudes : d'une part ceux qui se conforment aux normes, aux règles du jeu social, d'autre part les inadaptés, les marginaux.

Alberto Pedro rejoint ensuite le Teatro Mio dirigé par Miriam Lezcano, qui, à partir de 1987, crée ses pièces.

Week-end a Bahia, écrite et créée en 1987, lui vaut la reconnaissance de la critique et du public. C'est dans cette pièce que s'affirme le caractère de l'écriture d'Alberto Pedro : l'économie des moyens, la qualité et l'efficacité du dialogue. Il y met en scène la rencontre entre une femme cubaine de Miami et un économiste qui vit à Cuba, en montrant sans manichéisme, avec un regard critique, deux mondes incompatibles et deux conceptions de la vie : de l'île et de l'exil. Il aborde ainsi la question de l'émigration qui est alors un sujet tabou largement inédit et polémique.

Dans cette même veine s'inscrit Passion Malinche (1989) qui recourt au procédé du théâtre dans le théâtre. La distance ainsi créée permet, à travers le mythe de La Malinche - la maîtresse de Cortés -, de traiter de la trahison morale, de la mesquinerie et de l'opportunisme de toute une société. La pièce qui suit, Desamparado (1991, Abandonné), est une adaptation du Maître et Marguerite de Boulgakov. En lien avec la situation cubaine de l'époque, la critique porte cette fois-ci sur les excès du pouvoir et de la bureaucratie.

En 1993, alors que l'économie de Cuba traverse une période des plus dramatiques, dite "spéciale", et que la population est menacée par la famine, Alberto Pedro écrit Manteca (Saindoux) considérée comme une des œuvres les plus courageuses du théâtre cubain des années 1990.

Dans le huis clos d'un appartement délabré, devenu un bric-à-brac d'objets usés, récupérés, disparates, deux frères et une sœur élèvent clandestinement un cochon qu'ils se sont promis de manger pour le jour de l'Art. Mais comment tuer ce cochon à l'identité équivoque, absent de la scène, investi d'une double valeur : celle, symbolique, de totem et celle, matérielle, de garantie de survie ? C'est un univers des restes : ceux d'un naufrage, ceux de la déroute du socialisme, ceux des utopies déchues dans le Cuba d'aujourd'hui. Cet univers est vu à travers l'expérience des gens simples, de leurs frustrations, de leurs rituels quotidiens, de leurs arrangements avec la pénurie et le rationnement de la nourriture, de leurs petites utopies alimentaires qui les aident à résister.

Il y a certes dans Manteca des traces de Brecht - le réalisme, la démarche dialectique - et de Beckett - l'absurde, le rituel -, mais Alberto Pedro y renoue surtout avec la tradition du théâtre cubain réactualisée par Virgilio Pinera ou Jose Triana dans La nuit des assassins, un théâtre qui cherche à décrypter les non-dits et les frustrations de la société cubaine ainsi que les mécanismes du pouvoir et de son inévitable corruption. Manteca propose ainsi un témoignage polémique sur la situation cubaine en abordant des sujets tabous Dans le débat entre les personnages, traité sur le mode ironique et absurde, le volontarisme de Celestino se confronte à l'individualisme de Pucho et à une sorte d'humanisme de Dulce. En même temps apparaît la contradiction fondamentale entre l'inertie de ces êtres abrutis par la lutte pour la survie et l'ingénuité avec laquelle ils échafaudent leurs petites utopies utilitaires.

Les trois protagonistes de ce microcosme on raté leur vie. Pucho, intellectuel et homosexuel professeur renvoyé de l'université, se revendiquant du pacifisme et de l'existentialisme, se réfugie dans l'écriture d'un roman. Celestino, abandonné par sa femme kirghize rentrée en Russie avec leurs enfants, cherche à comprendre les transformations du monde sans renoncer à sa foi en un communisme idéal, à la cubaine. Dulce, une femme simple, abandonnée par son mari et ses fils, investit toute sa tendresse et sa sagesse pratique pour assurer la survie quotidienne du foyer familial qu'elle recrée avec ses deux frères. Sa foi pathétique, désespérée, dans la famille, unique valeur refuge pour l'individu, est une sorte d'utopie humaniste face au processus de décomposition familiale, conséquence des transformations de la société cubaine. Mais, dans la pratique, l'idée que les trois personnages se font de la société idéale cède à la nécessité immédiate, à l'utopie alimentaire incarnée par le saindoux.

Nous sommes la veille du jour de l'An, de la fête de la Révolution, que notre trio se prépare à célébrer autour d'un repas festif improvisé avec les moyens du bord. Mais avant de passer à table et de communier dans le saindoux, il faudra accomplir le sacrifice de l'animal. Qui tuera ce petit cochon affectueux devenu presque un membre de la famille ?

Alberto Pedro articule dans, la pièce le langage quotidien et populaire, les références littéraires - citations de Shakespeare, de Saint-Exupéry - et les formules du discours politique et du langage de la communication. Il oppose, en les mêlant, l'absurde et le symbolique, le réalisme du rituel quotidien et le simulacre du rituel sacrificiel.

Le retour fréquent de la musique de Chano Pozo - compositeur et trompettiste de jazz - scande le mouvement dramatique de la pièce. Son morceau "Manteca" n'est autre qu'une invocation ironique au saindoux, symbole de bien-être - Manteca a aussi le sens de drogue. Il revient comme un thème incantatoire du rituel sacrificiel.

Dans Delirio habanero (1994), Alberto Pedro récupère la tradition du théâtre musical populaire dans la construction de la pièce qu'il définit comme une tragi-comédie musicale. Comme dans Manteca, on retrouve un trio qui vit entre l'illusion, le rêve et le fantasme. La structure est aussi celle d'un huis clos : un bar en ruine fermé depuis les années 1970 et promis à la démolition, dernier bastion d'une époque révolue dans La Havane actuelle. Tels des fantômes, des réincarnations ou des morts vivants, les trois personnages qui s'y réunissent croient être Varilla, célèbre patron de la Bodeguita del medio et les deux légendes de la musique populaire cubaine des années 1950 : Benny Moré (El Barbaro) et Celia Cruz (La Reina).

En recourant à l'onirisme, à Vintertexte musical -citations des chansons de Benny Moré et de Celia Cruz -, Alberto Pedro métaphorise le dialogue et crée un univers hallucinant où le fantasme, le délire, la mémoire incarnée par les célèbres chansons populaires et la réalité s'imbriquent, où les identités des personnages restent ambiguës, troubles : le bar de Varilla existe-t-il ? La Reina est-elle folle ? Revient-elle de l'exil ?

Cet univers du délire est le lieu où le possible et l'impossible se côtoient. L'évocation de La Havane nocturne et bohème d'autrefois et les références à l'actualité de Cuba sont alors, chaque nuit, le support d'un rituel de la mémoire réinventée dans lequel surgissent des thèmes récurrents du théâtre d'Alberto Pedro : l'identité cubaine, la légitime demande d'authenticité et de transparence dans les rapports entre les individus, et la réconciliation entre les Cubains de l'extérieur et de l'intérieur.

La problématique des stratégies de survie relie Manteca, Delirio habanero et Le banquet infini, écrit en 1999. Dans Manteca, le trio familial cherche encore à préserver certaines valeurs refuges, comme la famille, et à réinventer des utopies alimentaires. Le rituel du sacrifice annuel de l'animal pourvoyeur de saindoux est ainsi un acte de transcendance, à connotation christique, marquant le nouveau cycle de sauvetage. Alors que dans Manteca, on reste dans le registre du réel, du quotidien trivial, Delirio habanero bascule dans le fantasme, dans une Havane irréelle. Le trio des protagonistes - artistes ? - repliés sur le passé tels des officiants d'un culte ancien - on pense à la tradition culturelle afro-cubaine, à la Santeria - se livre à un rituel nocturne de résurrection ou de réincarnation des figures mythiques de la musique populaire, valeur refuge libre de toute pollution idéologique. Ces figures sont fédératrices, au-delà du clivage entre ceux "d'ici" et ceux du "dehors". Dans la scène finale, est sauvé du bar en démolition un juke-box, objet aujourd'hui archaïque, dépositaire du patrimoine culturel cubain.

Le banquet infini recycle le rituel du sacrifice et franchit le pas : il s'agit de l'immolation du chef dont le cochon de Manteca était déjà une sorte de préfiguration symbolique. Du cycle annuel de renouvellement des petites utopies utilitaires du peuple, on passe dans Le banquet infini aux "utopies" des projets politiques, dont l'échéance est ramenée à 24 heures. C'est une farce politique noire qui pourrait avoir pour parrains lointains Ionesco, Brecht et Jarry. Cette pièce marque une étape dans l'écriture d'Alberto Pedro qui se radicalise ; le ton se durcit, devient violent, percutant, le rythme s'accélère. Les procédés basiques de son théâtre - la situation de base tordue, l'absurde, la dérision, la manipulation subversive des registres du langage - sont poussés à bout. La musique s'intègre dans le tissu dramaturgique à travers les parties du texte chantées par le chœur et les protagonistes, et les battements de la conga qui scande les tensions dramatiques.

Alberto Pedro cible directement le pouvoir en instrumentalisant le principe fondateur de sa légitimité, à savoir l'utopie de la révolution permanente.

Nous sommes dans un pays tropical anonyme, peut-être à Cuba. Écartelée entre le noble idéal du bonheur pour tous conjugué au futur et la permanence de la misère et des restrictions déclinées sous toutes leurs formes, la population a mis en œuvre une stratégie de survie simple et efficace. Fondée sur la dialectique de la révolution et du pouvoir, elle consiste en un système qui change toutes les 24 heures de gouvernement.

Cette farce "ubuesque" et fataliste a de nombreux protagonistes. Hiérarque, le chef du gouvernement en place, est flanqué de La Palisse - l'intellectuel de service et le poète officiel - et de sa garde - trois soldats femmes : Virilpremière, Virilseconde, Viriltroisième. Paradigme et Oiseaurare forment quant à eux un couple originaire du peuple aux ambitions ambiguës. Le chœur, enfin, représente le peuple, appelé "Conglomérat", invisible sur scène mais qui se manifeste en voix off. Face à la pression menaçante de la foule affamée revendiquant sans cesse de la nourriture se déroule le simulacre du pouvoir.

À Hiérarque destitué et décapité succède Paradigme. Le nouveau leader est censé, en 24 heures, mettre en œuvre une nouvelle politique. Mais réduit par l'urgence absolue à des mesures palliatives de court terme, incapable de résoudre la crise, il commet les mêmes erreurs, les mêmes atrocités, et finira comme son prédécesseur. Le changement n'est qu'apparent. Le système tourne à vide.

C'est une farce dérisoire sur la fatalité inéluctable du pouvoir dans laquelle transparaît une réflexion amère sur l'après-castrisme.

En 2000, le régime cubain affiche une certaine ouverture politique, l'apparence d'une libéralisation et d'une volonté de réconciliation avec les Cubains de l'exil, qui sera suivie rapidement par une vague de répression. C'est alors qu'Alberto Pedro écrit le monologue En attendant Ulysse. Il y reprend, à travers la double référence à Beckett et à Ulysse, attendu dans son île d'Ithaque, le thème récurrent de son œuvre : la fracture et l'impossible rencontre entre les Cubains de l'île et de l'exil.

Un vieil homme seul attend en vain, sur le toit de sa maison, le retour de son pigeon voyageur préféré, Ulysse. Il entend des voix qui le poussent à sauter dans le vide. Les images de sa vie ratée reviennent : son exclusion de l'université où il a été professeur, sa colombophilie, la tournée de conférences sur les colombes aux États-Unis et, pendant son absence, l'exil de son fils parti sur un radeau en emmenant Ulysse. Lui reste alors la solitude, la lutte quotidienne pour la survie, des rapports difficiles, violents, avec ses voisins qui ne comprennent pas pourquoi il est rentré à Cuba, et la longue attente des nouvelles de son fils et du retour d'Ulysse. Est-ce lui qu'il voit arriver à l'instant même où il est sur le point de s'élancer dans le vide ?

Une confession tragique - celle de l'auteur ? De l'angoissante solitude, de l'usure par l'attente. De quoi ? Jusqu'à quand ? Et si quelque chose survenait enfin juste au moment où l'on vient de renoncer.

Irène Sadowska-Guillon

Préface de MANTECA, le banquet infini et Delirio habanero

3 pièces de Alberto Pedro Torriente. Éditeur : "Les éditions de la Mauvaise graine" 232 pages. 16 Euros

Article paru pour la première fois dans le site http://www.madinin-art.net, 2007
http://www.madinin-art.net/theatre/alberto_pedro_torriente.htm

Manteca

Manteca

Traduction : André Delmas
Mise en scène : Ricardo Miranda
Assistance : Cyril Cotinaut, Virginie Coumont
Avec : Marie Quiquempois, Bruno Kalho, Ricardo Miranda
Scénographie, Costume Identité graphique : Ludwin Lopez
Costumière : Diosdada Perez de Armas
Régie générale, Lumière : Valéry Pétris
À l'Atrium les : 18, 19, et 20 Octobre 2007

Comment la prééminence juvénile d'un metteur en scène peut-elle l'emporter sur un théâtre voué au succès ?
La Cie Théâtre Corps beaux livre une version atomisée et convulsive de l'excellent texte du cubain Alberto Pedro Torriente sur le Cuba d'aujourd'hui et met en évidence la filiation et l'héritage des gènes du Théâtre Si de Yiovani Medina. La mise en spectacle plus que la mise en scène fait une incursion sur la scène et introduit un virus dans le théâtre.

Un virus dans le théâtre

Reste un flou indicible, reste cette mathématique de l'irrationnel qui multiplie le désordre et l'incompréhension. L'expression du théâtre cubain ? Restent aussi ces comédiens, malmenés, travestis, empruntés, accessoires presque. Reste surtout un bilan médical d'une implacable vérité, qui fait mentir l'adage « où il y a de la gène, il n'y a pas de plaisir », car il en prend du plaisir, le metteur en scène à se faire plaisir ; les gènes hérissés, hérités sont bien là pour le dire, et font que la pièce reste à la surface des choses. A trop se regarder, trop se faire plaisir, on risque l'onanisme. Fut-il intellectuel, il n'en demeure pas moins solitaire. Ca ne se fait pas ! L'exhibitionnisme n'a pas sa place dans le théâtre qui est un partage, surtout pas l'alcôve que semble croire Ricardo Miranda … qu'il souffre qu'on le lui dise !

Le théâtre est un partage

En quittant l'Atrium sous une pluie battante et le tumulte des vents, ces voitures qui partent dans toutes les directions et les spectateurs autant éparpillés ont cette similitude avec la pièce : à bien y regarder ce foisonnement interlope est néanmoins parcouru d'une intelligence du théâtre invisible. On y décèle un authentique talent, malheureusement gaspillé comme une nature morte dans un fossé.

Christian Antourel
2007