Le destin de Cowadis
De Anne-Sophie [Arzul] Conan
Mise en scène d'Anne-Sophie Conan
Interprètes et personnages :
Paul Wamo : Lionel, Jonas
Richard Digoué : Alexandre, Philippe, Etienne
Anne-Sophie Conan : Irène, Floriane, Henriette
Création sonore et vidéo : Marie Lee
Création sonore et lumière : Christophe Biname
Chef de chœur : Honore Béarune
Costumes : Nadia Rémond
Le théâtre kanak est un nouveau-né qui ne compte qu'une petite poignée d'auteurs. Conçue et créée dans l'esprit du Chapitô de Nouvelle-Calédonie, cette pièce met en scène les belles énergies de sa jeune directrice et de deux artistes kanak parmi les plus éminents: le chorégraphe et danseur Richard Digoué et le slameur-poète Paul Wamo qui se révèle aussi acteur accompli. L'esprit du Chapitô c'est la mobilité d'une structure d'accueil, de création et de diffusion itinérante sous chapiteau, dans les diverses régions et les îles de la Nouvelle-Calédonie. L'emploi de la technologie est donc limité et le décor nécessairement minimaliste. Il est quasiment nu avec les tissus comme seuls accessoires. On a ainsi une colonne de tulle pour frontière entre le monde des vivants et celui des esprits, ou bien un voile de mariée (sans mariée) pour signifier la conclusion du drame et l'apparent triomphe de la dominatrice, "la murène Irène", sorte de Clytemnestre ou de Lady Macbeth impénitente.
Remarquable est cet emploi des tissus pour des costumes hiératiques qui font de trois acteurs huit personnages. On sait l'importance des tissus dans le rituel kanak de la coutume, à la fois salutation formelle et demande d'entrée sur le sol de la tribu. Un tissu triangulaire imprimé fait de Digoué une stèle immobile, il est alors Philippe, l'époux-hibou stupéfié; le pan de tissu rabaissé entre les jambes dans un drapage à la Gandhi et le voilà fils en lutte à mort contre la mère, dans une magnifique danse inspirée des arts martiaux. De même un simple drapé relevé entre les jambes ou jeté sur l'épaule permet à Wamo de passer de Lionel le fils à Jonas le fou. Quant à M.-S. Conan elle devient dame de fer ou femme de peu: Irène la tyrannique, Henriette la timide, ou Floriane la touriste grâce à une jupe-cape réversible et un drapé sur l'épaule.
L'argument de la pièce met en jeu le motif peu original d'une lutte de pouvoir: la légitimité de la chefferie est manipulée par Irène, l'impérieuse meurtrière qu'il vaut mieux décoder comme métaphore de la puissance matérielle (capitaliste) à l'état pur plutôt que comme l'habituelle femme fatale ou la Mauvaise Mère des contes. Cette puissance viole le droit d'aînesse selon la tradition patriarcale (kanak ou biblique). Et l'on a un double gauchissement et un double crime par lesquels le pouvoir - sous l'apparence d'une femme, c'est inédit et même peu crédible dans le contexte traditionnel calédonien - et la question de l'homosexualité (également iconoclaste) s'affrontent. Or le tabou de l'homosexualité se voit levé par celui-là même qui a incarné la tradition et qui la magnifie: c'est le héros assassiné, Alexandre, qui enjoint le fils aîné de prendre sa place (nonobstant l'homosexualité) c'est-à-dire la chefferie.
Le destin du pays de Cowadis (Quo vadis? mais aussi acronyme des trois acteurs) n'est pas encore scellé malgré le triomphe apparent des pouvoirs du mal. On est à la fois dans la pureté de la tragédie antique (ce que suggèrent efficacement des citations de Phèdre et de Bérénice dans la bouche de l'amante Floriane) et dans les charmes du conte. Les personnages sont des archétypes tels que la méchante reine, le prince charmant, le seigneur impotent et le fantôme du héros assassiné, enfin le fou-philosophe de type shakespearien. Ici le fou est l'homme du peuple dépravé par l'alcool (Wamo/Lionel) mais que la voix du chef assassiné transforme. Lionel se relèvera pour incarner l'espoir du peuple et œuvrer dans le même sens, le texte le laisse entendre, que le jeune nouveau chef, Wamo/Jonas.
Il faut saluer la témérité de cette fable politique élaborée au contact du peuple de Calédonie et destinée d'abord à la nation calédonienne. Le destin du Destin de Cowadis est prometteur entre les mains de ses publics à venir. On souhaite longévité et respect à une pièce qui ose poser les questions qui fâchent. Les réponses sont inscrites dans les nuances du message et point dans des réductions binaires qui menacent toujours d'accaparer l'opinion afin d'empêcher un dialogue constructif. Le texte est d'ailleurs rythmé par des interventions du chœur (les trois acteurs réunis) qui présente des chansons en langues kanak avec surtitres en français. Une citation capitale de Jean-Marie Tjibaou est également au cœur du drame: citation pour rappeler d'une part aux éventuels intégristes de la tradition qu'il est impossible de la faire revivre, et par ailleurs dire aux autres acteurs de la vie réelle que cette même tradition a des racines inexpugnables.
Spectacle du 14. 07. 2012 (création Avignon 2012), durée 75 minutes environ
Chapelle du Verbe incarné
Christiane Makward
2012
Photo:
Le destin de Cowadis
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