Maryse Condé
Maryse Condé
Photo: AFP

Maryse Condé, romancière et dramaturge guadeloupéenne, enseigne actuellement à Columbia University, New York. Auteure de sept pièces, toutes portées à la scène, dont certaines en anglais par le Ubu Repertory Theatre à New York : Dieu nous l'a donné (1971-1972), La mort d'Oluwémi d'Ajumako (1973), Le morne de Massabielle (1974), Les 7 voyages de Ti Noël (1987), Pension les Alizés (1988), An tan revolisyon (1991), Comédie d'amour (1993). [1]

Cet entretien à bâtons rompus avec Maryse Condé sert de point de départ d'une réflexion sur sa dramaturgie qui pourrait nous amener très loin car l'auteure y aborde les questions clés de son travail, questions que nous n'avons pas eu le temps d'approfondir ici. Le lecteur y trouvera des allusions sur le rapport entre le texte écrit et son énonciation, sur la problématique intertextuelle et la manière dont certains metteurs en scènes et dramaturges américains ou britanniques ont laissé des traces sur son travail. Elle soulève également les problèmes posés par la traduction vers l'anglais : la difficulté de traduire l'ironie, les conséquences d'un changement de milieu culturel sur la réception de l'œuvre jouée. Des questions concernant l'intervention du créole, ainsi que la traduction, l'adaptation et la dynamique transculturelle sont fondamentales pour comprendre son théâtre puisqu'elle habite aux États-Unis et que son public le plus important la connaît uniquement à travers la voie du (de la ) traducteur (trice). Autant d'éléments qui ouvrent des pistes de recherche et fournissent la matière de réflexion sur le modèle d'un théâtre translinguistique.

Maryse Condé:

J'ai écrit Dieu nous l'a donné;, La Mort d'Oluwémi Ajumako et Le Morne de Massabielle, première version, celle qu'on a jouée à Puteaux en 1972, avant de faire des romans parce que je croyais que le théâtre était plus à la portée de mes possibilités. Je me suis mise à écrire des romans quand j'ai eu un peu plus confiance en moi.

Alvina Ruprecht:

Le théâtre vous a-t-il permis d'exprimer quelque chose que le roman ne permettait pas?

MC:

C'est peut-être cela aussi. À l'époque, j'étais très militante. Je pensais que le théâtre était le meilleur moyen d'avoir une portée immédiate sur le spectateur. C'était quand même ridicule de croire que j'arriverais à dialoguer avec le public par le moyen d'une pièce en français, sur un modèle européen, écrite d'une façon solitaire. Je n'avais pas encore compris que le théâtre doit être une forme de création collective entre une troupe, un metteur en scène éventuel et un auteur. J'étais dans un leurre dont je ne me rendais pas compte moi-même.
Mes premières pièces étaient beaucoup plus écrites. Je pense surtout à La Mort d'Oluwémi d'Ajumako, qui était jouée en Afrique. Elle avait une langue que je ne ferais plus parce que maintenant je chercherais plutôt à rendre le son de la parole.

AR:

Vous êtes devenue plus consciente du travail du metteur en scène?

MC:

Je suis devenue beaucoup plus consciente du travail de l'acteur, de ce que c'est que dire un texte qu'on n'a pas écrit. Il fallait que le texte colle à la personnalité de l'acteur. Je me suis rendu compte que je devais être plutôt à l'écoute de cet acteur, à me modeler sur ce qu'il aurait pu dire. C'est l'acteur qui m'influençait beaucoup plus que le metteur en scène.

AR:

Des acteurs de manière générale, ou certains acteurs?

MC:

Je ne suis mise à imaginer les textes dans la bouche de certains acteurs. Un acteur que j'admirais beaucoup était un Gambien qu'on appelait James Campbell qui d'ailleurs, n'a pas eu une carrière extraordinaire mais qui avait une sorte de génie du dire et de transformer ce qu'il disait. J'ai commencé à beaucoup écrire en pensant à lui. C'était un fantasme. Je l'entendais en train de prononcer mes mots, mes phrases et cela m'amenait à modifier la façon dont elles étaient conçues.
Cet acteur avait des qualités de grandeur et de bouffonnerie. En fait, en le regardant jouer j'ai compris l'absurdité de séparer la tragédie de la comédie. J'ai vu comment l'acteur était plastique et finalement j'ai eu envie de faire des textes qui pourraient se prêter à lui et dont il ferait ce qu'il voulait.

AR:

Quelle pièce est sortie de cette prise de conscience?

MC:

Je pourrais dire que Pension les Alizés était écrite en pensant à lui: le personnage de l'Haïtien qui était à la fois séduisant et veule. Aussi une pièce que j'avais traduite et adaptée qui s'appelait Jeu pour deux tiré d'un travail du jamaïcain Trevor Rhone.

AR:

Votre première pièce Le Morne de Massabielle n'a jamais été publié?

MC:

Non, tout simplement parce que j'ai perdu le texte. Il n'est resté que le texte en anglais parce que mon mari (Richard Philcox) l'avait traduite, et quand Françoise Kourilsky (Ubu Repertory Theater) a monté la pièce à New York, c'était en traduction, donc je ne suis pas revenue au texte français. [2]

AR:

Comme les premières pièces représentaient votre côté militant, est-ce que Le Morne de Massabielle est aussi une oeuvre engagée?

MC:

C'est-à-dire, la première version était engagée, mais après, la pièce a changé de ton. Elle est devenue une comédie satirique sur les méfaits du tourisme dans le quartier de Massabielle, un quartier populaire de Pointe à Pitre.

AR:

Comment avez-vous reçu ces traductions?

MC:

Une traduction est toujours un peu pénible sauf quand il s'agit d'un de mes romans, où je n'ai pas l'impression d'entendre ma propre voix dans le texte traduit. Mais au théâtre, des fois je ne m'entendais plus. J'entendais des sons qui étaient peut-être harmonieux, c'était peut-être bien fait mais je sentais que ce n'était pas vraiment moi. Je crois qu'il faut accepter cette trahison/traduction qui est faite pour des gens qui ne peuvent pas vous appréhender dans votre propre langue. Par exemple, dans tout ce que j'écris, il y a une distanciation ironique mêlée à la tendresse. Évidemment, l'ironie en français ne passe pas bien dans un texte anglais.

AR:

La Comédie d'Amour était une expérience nouvelle?

MC:

Oui. On me reprochait d'écrire des livres que le grand public n'aime pas toujours. Alors j'avais envie de me rapprocher du *peuple+ et surtout de faire rire. On me disait toujours que mes livres étaient tristes. Finalement c'était grâce à la troupe T.T.C.+ Bakanal de José Jernidier, que j'ai pu montrer un côté de moi que les gens ne connaissaient pas. Quand j'ai vu la pièce et j'ai entendu les rires, c'était comme un coup de fouet. Je suis arrivée à amuser les gens et c'était important.

AR:

Cette situation familiale a quand même, un fond assez sérieux.

MC:

Ah oui! C'est une pièce grave, seulement elle était jouée en farce mais c'est ainsi que les gens avaient envie de la recevoir et c'est comme cela qu'elle a fonctionné. Mais il est évident que je n'ai pas pensé que le public rirait aux endroits qu'ils ont ri. Quand on a joué la pièce aux États-Unis en français, il y avait des gens qui ont fait la réflexion : *mais ce n'est pas une comédie+.

AR:

Le public guadeloupéen l'a comprise autrement.

MC:

Mais les Guadeloupéens l'ont vue avec la troupe de José Jernidier et les gens riaient avant même d'avoir entendu les acteurs parler par le simple fait qu'il s'agissait des acteurs de la troupe de Jernidier qui avaient l'habitude de jouer des farces populaires; le public était déjà dans le mode comique. Les Américains ne connaissaient pas ces acteurs et donc ils étaient beaucoup plus sensibles au texte. Pour eux, le texte n'était pas toujours à se rouler par terre. Au contraire, des fois, dans les rapports entre les soeurs, il y avait beaucoup de cruauté, beaucoup de tendresse aussi. Je me rappelle, par exemple, quand la veuve disait *Je veux un homme qui m'aime*, en Guadeloupe les gens se marraient alors que les Américains ont accueilli cette réplique dans le silence parce que c'est quand même, un désir légitime.

AR:

Avez-vous tenu compte d'autres formes de théâtre en Guadeloupe ou ailleurs? Parfois vous évoquez le Boulevard français ou vous êtes-vous inspirée des séries télévisuelles? Actuellement, la télévision laisse ses traces importantes sur le théâtre de manière générale.

MC:

La télévision surtout, la « sitcom » nord américain où le rire est direct et les situations sont claires, faciles à élucider, faciles à retenir.

AR:

Y a-t-il des traces du Vaudeville français?

MC:

Pas tellement. Comédie d'Amour était calquée sur la comédie américaine où tout le monde se réconcilie à la fin. Le public guadeloupéen a l'habitude de ce genre de scène.

AR:

Le fait que tout se passe dans la cuisine autour de la table est très curieuse parce qu'il existe une convention du théâtre québécois, un théâtre de « cuisine » où tout se passe dans la cuisine autour de la table, au sein de la famille ouvrière ou petite bourgeoise. Je pense aux Belles-soeurs de Michel Tremblay. Est-ce que le théâtre joué dans la cuisine est une situation devenue une des conventions d'un certain théâtre guadeloupéen?

MC:

Non, et puis, il faut dire que je ne connais pas tellement le théâtre guadeloupéen. Je connais surtout le théâtre d'Aimé Césaire, le théâtre martiniquais. Par contre, je pensais beaucoup aux oeuvres anglaises, le théâtre « kitchen sink » des Angry Young Men, Arnold Wesker, John Osborne, le théâtre britannique des années 1960 qui met en scène la vie quotidienne de la classe ouvrière. Leur théâtre est plus cruel alors que moi, j'ai un peu édulcoré le côté cruel. Il ne faut pas oublier non plus que Comédie d'Amour a été un peu inspiré par une pièce de Neil Simon, Brighton Beach Memoirs, que j'avais vue à Londres avec mon mari et que j'ai trouvée extraordinaire. C'était l'exemple d'un théâtre populaire que je recherchais parce qu'il touchait tout le monde mais dont le dialogue, le décor et la mise en scène étaient très raffinés.

AR:

Une partie de votre pièce est en créole, ce qui a dû attirer le public guadeloupéen. Pour le public de Washington, avez-vous supprimé le créole?

MC:

Complètement, c'était entièrement en français.

AR:

Vous avez changé les niveaux de langue selon les interlocuteurs?

MC:

Non, c'est parce que ce n'est pas moi qui ai fait les parties en créole. La pièce était écrite en français avec des indications scéniques qui proposaient aux acteurs d'improviser en créole. Des fois, j'étais un peu mécontente de voir qu'ils avaient trop créolisé le texte, qu'ils avaient mis des plaisanteries créoles, là où je ne m'y attendais pas. Des blagues qu'ils ont ajoutées ont tiré le texte un peu vers le bas.

AR:

La production aux États-unis était différente dans ce sens-là?

MC:

La réception de la pièce était différente. Elle était accuellie par un public qui ne comprenait pas trop bien ce qui se passait mais qui me connaissait, qui attendait l'équivalent de mes romans sur scène et là, ils voyaient autre chose. Ils étaient donc très surpris. Certains l'ont aimé car la surprise était un divertissement mais il y en a eu beaucoup qui était embarassés parce qu'ils ne savaient pas ce qu'il fallait penser.

AR:

Les pièces de Neil Simon reposent sur un certain dialecte caractéristqiue des populations juives à New York.

MC:

Je me rappelle avoir vu ces pièces portées au cinéma. Tout se passe à l'intérieur d'un microcosme familial où on voit les éléments comiques. Cela ne va pas très loin. Mais dans cette ambiance familiale, l'auteur arrive à évoquer tous les drames, les tensions familiales et puis il y a une sorte de comique qui repose sur la proximité entre la mère, le père, les grands-parents et la tante qui est un peu nymphomane. C'est ce microcosme familial qui m'intéresse.

AR:

Chez Neil Simon il existe une complicité évidente avec un certain public. Vous étiez complice de quel public?

MC:

Du public guadeloupéen imaginaire qui ne correspond peut-être pas du tout au public réel. C'est toujours cela quand on écrit. On s'adresse à un public imaginaire parce qu'on pense que ce qu'on écrit lui ferait plaisir.

AR:

Ce qui m'avait frappé quand j'ai vu la pièce en Guadeloupe était la réaction du public, l'intensité avec laquelle le public a suivi l'action. Visiblement, beaucoup de gens avaient déjà vu la pièce et ils anticipaient les répliques à haute voix, debout dans la salle. La différence entre l'acteur et le personnage s'est éffacée, le public s'identifiait étroitement à tout ce qui se passait sur la scène.

MC:

Cela est dû surtout à T.T.C Bakanal et José Jernidier qui a familiarisé le public à un théâtre où les gens se reconnaissent. Peut-être que je voulais créer une distance entre eux et le texte que le jeu de T.T.C. Bakanal et la présence de ces acteurs a rendu impossible.

AR:

L'Ubu Repertory Theatrer à New York a monté Le Morne de Massabielle et Pension les Alizés.

MC:

Le Morne de Massabielle a été créé en 1971 au théâtre des Hauts de Seine à Puteaux, dans une mise en scène de Gabriel Garcia avec des acteurs africains extraordinaires. J'ai beaucoup aimé la représentation à New York qui avait été jouée par des acteurs antillais anglophones, des acteurs de comédie. Cela veut dire que la dimension amusante de la pièce était plus évidente, puisqu'il s'agissait des méfaits du tourisme dans un village et le côté marrant masquait le contenu politique. La première version avait davantage mise en évidence le contenu politique; elle attirait l'attention sur la destruction causée par le chômage dans une petite communauté Dans la deuxième version, au contraire, j'ai essayé de montrer comment ce village recommence à vivre à cause de l'arrivée des touristes. La version anglaise était différente mais elle m'avait beaucoup plu.
La pièce qui m'avait un peu déconcertée en anglais était Pension les Alizés parce qu'il y a eu un problème d'acteurs. La chimie qu'il devait y avoir entre le Haïtien et Emma n'a pas eu lieu. Les deux acteurs, paraît-il, se détestaient. Finalement, on sentait sur scène que tout était faux, que tout était artificiel et comme ils n'étaient que deux, cela a un peu gâché le spectacle. Deuxièmement, il y a eu beaucoup de jeux de mots dans la pièce, des jeux sur la langue mais tout ce contenu ironique n'a pas passé en anglais. Il y a eu aussi le problème de mélange des tons auquel le metteur en scène n'a pas été très sensible, le passage entre des moments d'ironie et de tendresse--parce que le Haïtien a eu pitié d'Emma.
En fait, je n'ai jamais vu la pièce en français mais je l'ai écrite pour une comédienne qui s'appelle Sonia Emmanuel, une Martiniquaise qui était aussi metteur en scène. Je l'aimais beaucoup en tant qu'actrice parce qu'elle avait un côté très sec. Elle pouvait être aussi très tendre. Des fois, elle était presque laide, d'autres fois elle était vraiment belle. Elle était aussi sans âge, tantôt jeune, tantôt vieille. J'avais aimé chez elle, comme je l'avais aimé chez James Campbell, ce côté plastique, qu'ont des gens qui peuvent tout faire. Elle a partagé la scène avec Jacques Martial. A deux, ils faisaient un couple très bien. Le texte se collait à toutes les modifications de son personnage.

AR:

Il s'agit d'une oeuvre très intimiste, différente de vos autres pièces où il est question d'une famille ou d'une communauté. S'agissait-il d'une autre expérience?

MC:

Non, parce que comme le personnage féminin, la comédienne, pense tellement à sa famille, à son passé à son pays, elle arrive à restituer cette dimension collective. À travers elle, il y a toute la collectivité antillaise qui s'affirme.

AR:

Il y a eu ensuite l'expérience d'An tan revolisyon.

MC:

Sonia Emmanuel était commédienne et aussi mon amie. Je me rappelle lui avoir téléphoné de la Guadeloupe pour lui demander si elle était prête à mener une aventure avec moi. Nous savions que cela allait être une grosse aventure avec beaucoup de comédiens, beaucoup de lieux. Elle a répondu tout de suite « oui ».
À ce stade, je n'avais jamais colaboré avec un metteur en scène. La mise en scène que j'envisageais, était purement personnelle. J'avais vu une série de cassettes de Mnouchkine et son Théâtre du Soleil, 1789 en particulier. [3]
J'ai écrit la pièce à l'Université de la Californie à Berkeley où des amis du Département d'histoire m'ont fourni des documents; ainsi, j'ai constaté que les historiens américains n'étaient pas du tout prisonniers d'une vision monolithique de l'histoire de la révolution et ces textes soutenaient mes idées iconoclastes.
Le Président du Conseil régional à l'époque, Félix Proto, m'avait demandé d'écrire la pièce à l'occasion des fêtes du Bicentenaire de la révolution française. Il savait que j'allais faire une oeuvre très contestataire et je crois que quelque part c'est ce qu'il voulait. Il m'a laissée complètement libre, m'a donné un budget de 700 000 FF. Ce n'était pas énorme mais cela nous a permis de faire un beau spectacle.

AR:

Vous parlez de documents historiques. Il s'agit donc d'une vision de la révolution française du point de vue antillais?

MC:

Oui et non. C'est que la révolution française pour un Antillais ne veut rien dire. Dès qu'il s'agissait d'appliquer à la Guadeloupe les conclusions de la révolution française, la fameuse doctrine liberté égalité fraternité on a dit aux nègres, ce n'est pas pour vous. L'esclavage ne sera pas aboli; cette histoire ne vous concerne pas. Elle concerne des hommes. Vous n'êtes pas des hommes. Vous êtes des « meubles », selon le Code noir (article 44). [4]
J'ai fait un premier tableau qui démontrait comment 1789 n'a rien signifié pour nous, un deuxième tableau où il y a eu la révolution pour nous, la première abolition en 1794, et pour montrer les limites de cette déclaration. Le troisième tableau se terminait par le rétablissement de l'esclavage réalisé par Bonaparte en 1802. C'était une pièce qui voulait démystifier et contester....

AR:

...la version officielle de l'histoire française?

MC:

Enfin, la version officielle ne s'intéresse pas du tout à ce qui s'est passé dans les colonies. Elle est là uniquement pour l'hexagone.

AR:

Il y a une courte séquence dans la pièce de Mnouchkine (1789) qui met en scène les événements de Saint Domingue du point de vue de ce metteur en scène pour qui le théâtre est une communion du peuple, une fête populaire. Cette perspective lui permet d'inscrire sa lecture de l'histoire dans un processus dialectique pour contrer le discours officiel et attirer l'attention du peuple français sur le code noire et sa signification dans les colonies.

MC:

... ce qui m'avait beaucoup frappée à l'époque. J'avais remarqué surtout la comédienne qui jouait la femme noire. Elle était Myrrha Donzenac. Elle m'avait particulièrement sensibilisée à ce petit moment de 1789.

AR:

Du point de vue de la réception, vous avez dit que la pièce a eu des difficultés en Guadeloupe.

MC:

On a eu deux représentations avec 2000 personnes. Elle était présentée à Fort Fleur d'épée, en plein air. C'était un magnifique succès populaire, mais nous avons été boycottés par les médias et nous n'avons pas eu de subvention pour tourner dans d'autres pays.

AR:

Parlez-moi en peu de la conception scénique.

MC:

Il y a avait de courts tableaux présentés sur trois espaces scéniques qui représentaient des lieux géographiques différents: la Guadeloupe, la France et Haïti. Deux lieux devaient être dans l'obscurité tandis que l'autre, là où se passait l'action, était éclairé L'espace du jeu était disposé en demi-couronne et le public était devant et autour.

AR:

Y a-t-il eu une tentative de montrer le mouvement dialectique des événements? Par exemple, tandis que certaines choses se déroulaient en France, le contraire se passait en Guadeloupe, pour faire progresser les événements et situer le spectateur dans un rapport de distance critique devant le spectacle de l'histoire?

MC:

Non, pas vraiment. C'était des univers très différents. Des fois, il y avait un lien entre la France et la Guadeloupe mais Haïti était tout à fait exogène à cause de la révolution qui avait pris sa vitesse de croisière et qui avait sa propre logique.

AR:

Avez-vous montré les réactions de la Métropole par rapport à la révolution haïtienne?

MC:

Non. Il s'agissait surtout de la Guadeloupe et de Haïti. Parce qu'en France, est-ce qu'on savait ce qui se passait en Haïti? C'était plutôt le contrecoup des événements haïtiens sur le peuple guadeloupéen et le lien très fort qui existait entre ces deux colonies. Par exemple, j'avais trouvé des phrases d'un Haïtien qui avait décidé d'accueillir chez lui tous les Guadeloupéens qui voulaient venir s'y installer. C'est-à-dire qu'il y avait déjà une conscience de fraternité ce qu'on avait toujours essayé de nous cacher.

AR:

Vous avez intégré des documents historiques dans les dialogues?

MC:

Des fois, mais d'une manière sélective. J'ai surtout utilisé un document qui était la fameuse déclaration de Delgrès : « vivre Bonaparte, vivre libre ou mourir » [5] que je faisais lire sous les huées de la foule parce que je voulais le démystifier. Beaucoup de critiques pensait que j'avais livré un texte « sacré » à une parodie destructive. Ils croyaient que je ridiculisais l'histoire de la Guadeloupe. C'est pour cela que les puristes n'ont pas aimé la pièce.

AR:

Avez-vous simulé les lieux de rassemblement? Les spectateurs étaient-ils entrainés dans le jeu à la manière de 1789?

MC:

Non, parce qu'il y avait la médiation du conteur joué par Gilbert Laumord. Le conteur était censé avoir vécu tous ces événements. Il signifiait l'interprétation de l'auteur qui représentait les événements historiques de son propre point de vue.

AR:

Est-ce qu'il fonctionne comme un conteur traditionnel?

MC:

Surtout pas. Parce que c'était, à mon avis, la meilleure façon de capter le sens parodique, l'attitude de moquerie par rapport à l'histoire. On aurait pu se tromper et je voulais que le message soit clair. Etant donné qu'il y avait beaucoup de paroles historiques, de textes disparates, le texte du conteur était, au contraire, très littéraire.

AR:

Quelle était la fonction dramatique du conteur?

MC:

Il tirait la leçon des événements des fois d'un ton moqueur, des fois plein de pitié Parfois il intervenait pendant les scènes, parfois il intervenait quand la scène était finie. En général, il intervenait quand la scène allait commencer, et il revenait à la fin.

AR:

Où se tenait-il par rapport à ces trois espaces géographiques?

MC:

Il bougeait, il se promenait...et c'était un homme parce que le conteur est toujours un homme.

AR:

Vous avez parlé tout à l'heure de Mnouchkine. Y a-t-il d'autres créateurs scéniques ou d'autres dramaturges qui ont laissé des traces sur votre dramaturgie.

MC:

J'avais vu des pièces au Théâtre de l'Est parisien, le théâtre d'Antoine Vitez, surtout sa mise en scène d'Anacaona de Jean Métellus. Cette grande fresque poétique m'avait beaucoup touchée mais c'est surtout le travail d'Ariane Mnouchkine. J'ai vu toutes ses pièces. Dernièrement on a vu son Tartuffe. J'aime beaucoup la façon dont elle utilise l'espace, dont elle a recours aux registres du jeu, au comique, au tragique. Dans 1789, ce refus d'un seul ton était très évident.

AR:

Le travail de Mnouchkine est surtout un travail de mise en scène, le texte devient presque secondaire car elle recrée quelque chose à partir du corps de l'acteur, le corps qui bouge est la dymamique centrale de sa création.

MC:

Oui. Elle a le sens du mouvement, son théâtre devient presque une chorégraphie, un ballet. J'ai beaucoup aimé cela. Le travail corporel est très poussé D'ailleurs, An tan Revolisyon se termine par un ballet. Je tenais beaucoup à cela et Sonia l'a bien compris. Elle a fait faire la chorégraphie par un Guadeloupéen et la scène était très belle. Je n'ai rien envisagé de précis mais je voulais un ballet moderne, ni du traditionnel, ni du gwoka. [6]

AR:

Revenons à la version américaine d'An tan revolisyon montée à l'université de la Georgie en octobre 1997.

MC:

C'était conçu comme une oeuvre en plein air mais les Américains l'ont jouée dans un théâtre fermé À l'origine il y avait soixante comédiens mais là il y en avait 15 ou 20. C'était une pièce basée sur une connivence entre le spectateur et les comédiens. Les répliques historiques étaient choisies parmi les plus connues pour que le Guadeloupéen moyen reconnaisse tout. Là, nous étions devant un public qui ne connaissait pas du tout notre histoire. Donc, c'était autre chose.

AR:

Ils n'ont pas adapté le texte pour ces spectateurs?

MC:

Non, c'était traduit tout simplement. Quand même on sentait le côté mordant de la pièce même si cette représentation était petite et resserrée. À l'origine (en Guadeloupe), les comédiens avaient évolué dans un grand espace sur trois niveaux où un comédien venait à la rencontre de l'autre. Aux États-Unis, tout s'est passé sur une scène à l'italienne. Par conséquent, on faisait plus attention au texte qu'à la gestuelle et on percevait plus ce qu'ils disaient que dans ce bel espace du Fort Fleur d'épée où la mer et la lune ont rivalisé avec les comédiens et la scénographie.

AR:

Avez-vous eu l'impression que la réalité afro-américaine soit intervenue dans la conception scénique de la production américaine?

MC:

Pas du tout. Freda (Scott Giles, le metteur en scène) est restée fidèle au fait que c'était un conte qui venait d'ailleurs qu'elle essayait de présenter aux Américains blancs et noirs. Elle n'a pas du tout cherché à faire des parallèles avec l'histoire afro-américaine. Le seul moment où il y a eu une influence afro-américaine était le ballet de la fin qui était dansé un peu à la manière de Michael Jackson.

AR:

Est-ce que le style du jeu était très différent?

MC:

C'était des jeunes, des étudiants, donc peut-être la pièce a gagné en jeunesse et en dynamisme ce qu'elle a perdu en expérience. Finalement, elle était très fidèle au texte et l'effet sur le public était un effet de dépaysement. Les êtres humains racontent les mêmes histoires. C'est la manière de raconter qui diffère. Je me rappelle que j'avais une grande passion pour le théâtre chinois, le théâtre japonais, surtout le théâtre Nô.

AR:

Avez-vous vu beaucoup de théâtre africain?

MC:

Mon premier mari était comédien et quand il est devenu directeur du théâtre national de Guinée je l'ai accompagné souvent pour enregistrer des spectacles. Mais en Guinée, et en Afrique en général, le théâtre est dansé. C'est le corps, la musique, la gestuelle qui s'imposent. Je crois aussi que cela m'a beaucoup apporté Nous sommes allés dans le nord pour enregistrer des danseurs sur échasses. Nous observions des formes de théâtre spontané et cela m'a donné l'envie d'un théâtre qui bouge, un théâtre qui met en relief le corps.

AR:

Vous dites que le théâtre est un moyen non pas de retrouver le passé mais de chercher du nouveau. N'est-ce pas, comme vous l'avez dit, que le théâtre se nourrit de théâtre? Pour les meilleurs créateurs de la scène, les barrières géopolitiques et culturelles n'existent pas. Il faut connaître les théâtres qui ne soient pas les siens.

MC:

Oui bien sûr, autrement on s'étiole.

Notes :

[1]
Cet entretien a paru dans l’Internationl Journal of Francophone Studies, v.2, n.1 (1999), p. 51-61.

[2]
Françoise Kourilsky, directrice artistique du Ubu Repertory Theater, le seul théâtre professionnel à jouer les œuvres de la francophonie africaine et antillaise aux États-Unis. Le « Ubu Rep », qui a ouvert ses portes à New York en 1982, avait pour mission de faire connaïtre aux Américains le répertoire des œuvres dramatiques contemporaines d’expression française.

[3]
Oeuvre créée en 1970, par la Théâtre du Soleil sous la direction d'Ariane Mnouchkine, au Piccolo Theatro de Milan, au Palais des sports, et à la Cartoucherie de Vincennes. Théâtre du Soleil, 1789: la révolution doit s'arrêter à la perfection du bonheur, Texte programme. Editions Stock. Coll. Théâtre ouvert. 1970; 1789, 1793, Théâtre de Soleil, Éditions Théâtre du Soleil, 1989.

[4]
Louis Sala-Molins (ed.). Le Code noir ou le calvaire de Canann, Paris, P.U.F. 1987, p. 178-179.

[5]
L'historien Jacques Adélaïde-Merlande renvoie à cette lettre, un des rares textes de Delgrès connu des historiens, dans Delgrès, La Guadeloupe en 1802, Paris, Karthala 1986, p. 139.

[6]
Rythme traditionnel guadeloupéen associé au tambour « ka ».

Propos recueillis par Alvina Ruprecht à New York, lundi, 23 février 1998.