♦ Exposé sur le théâtre martiniquais présenté par José Exélis, devant les professeurs et les étudiants du programme d'Études supérieures du Département de théâtre à l'Université d'Ottawa

Décembre 2010 (propos recueillis par Alvina Ruprecht)

José Exélis
José Exélis, Ottawa, décembre 2010
Photo: Alvina Ruprecht

Je ne suis absolument pas conférencier, je suis metteur en scène et donc plus à l'aise devant les acteurs. Pour cette raison, je souhaiterais mener cette présentation comme une petite conversation.

Pour résumer la situation théâtrale de ma génération, il y a eu une première vague de formation professionnelle en Martinique en 1982 et tous les stagiaires faisaient partie de l’atelier théâtre du SERMAC (Service municipal d’action culturelle) fondé par Aimé Césaire en 1976. Césaire a très vite compris l’urgence de la chose culturelle pour assainir les quartiers de Fort-de-France, et affirmer les prémisses d’une culture caribéenne. Son action a permis l’émergence de centres culturels périphériques de quartiers dirigés par des animateurs formés avec un mot d’ordre très fort « un libre accès gratuit à la culture pour tous ». Césaire a été le premier en Martinique à comprendre et à défendre l’enjeu de la démocratisation culturelle. Grâce à cette activité, Fort-de-France n’est pas devenu (sans vouloir être critique) ce que Kingston (Jamaïque) est actuellement. En effet, tous les ingrédients de la violence y étaient parce que Fort-de-France était une poudrière à l’époque. Nous y avons vécu beaucoup de drames socio-politiques avec la présence des militaires, comme en Guadeloupe. Les gens n’avaient pas de repères mais Césaire a assaini la Martinique toute entière avec une démarche culturelle très forte et un positionnement par rapport au monde qui pourrait se résumer dans une des ses phrases célèbres « Nègre je suis, Nègre je resterais » à décoder dans tous ses niveaux de compréhension.

Il avait déjà rencontré Jean Marie Serreau dans les années 1960 lorsque Serreau a mis en scène ses œuvres scéniques. Plus tard ensemble, ils ont imaginé un autre espace culturel qui était le Festival culturel de Fort-de-France. [1]

La première formation professionnelle des artistes comédiens issus des ateliers du SERMAC a eu lieu en 1982. Cette formation a eu le mérite d’être originale car la formation théorique était tout de suite suivie d’applications concrètes sur le plateau. Cela a ouvert le champ d’un théâtre école actant l’Ici et maintenant. J’ai fait partie de la deuxième promotion professionnelle en 1984. Cette formation s’est étalée de 1982 à 1986.

Rapidement, nous avons travaillé avec des professionnels venant de France tels que Pierre Debauche, Pierre Vial, Jean-Marie Winling, Robert Angebaud. Pour la Caraïbe, Jacques Rey-Charlier l'un des fondateurs de la troupe Kouidor (Haïti), Ina Césaire, Maurice Xavier, Maura Michalon (Martinique) et Wolé Soyinka (Nigéria). Pour les stages à l'extérieur, Sotiguy Kouyaté (Burkina Faso), Jacques Lecoq (France) entre autres.

Le maître mot ou l'esprit qui a animé ces rencontres était 'formation-croisée' parce que nous luttions contre la pensée 'unique '. Césaire voulait que nous soyons confrontés à plusieurs formes de théâtre et à plusieurs influences qui se sont forgées elles-mêmes, tout ceci relayée par l'excellente directrice de La Soif nouvelle (Centre Dramatique Régional en préfiguration), Annick Justin-Joseph.

Pour situer ma propre création théâtrale actuelle, il faudrait faire un bref résumé du théâtre en Martinique. La mémoire remonte jusqu’au XVIIIe siècle, à un théâtre importé par les colons qui reproduisaient systématiquement le théâtre qui se faisait en France. Il y avait deux grandes tendances : une tendance très vaudeville, farces comiques et puis il y avait ce qu’ils appelaient une partie savante, soit opéra, opéra comique et ballet. Au début les comédiens étaient des célèbres pensionnaires du Roi, qui venaient jouer en Martinique, d’abord à Saint-Pierre qui était la capitale économique et culturelle située au nord de l’île. Le petit théâtre de Saint-Pierre était d’ailleurs la réplique exacte du petit théâtre néo-classique de Bordeaux, en version plus réduite.

Ensuite, le théâtre s’est ralenti faute de moyens et aussi parce qu’il y avait des épidémies qui décimaient la population. À partir de 1789, il y a eu une cassure parce que sous le règne de la Terreur on guillotinait les artistes du Roi. Le théâtre est reparti vers la seconde moitié du 19e siècle mais il était beaucoup moins important.

Une particularité dans ce théâtre de Saint-Pierre était la distribution du public. Au parterre, il y avait les maîtres et les colons qui y rejoignaient les belles mulâtresses parce que le théâtre était très connu pour ces rencontres mondaines. En revanche, au poulailler, il y avait les esclaves. Les populations ne se mélangeaient pas. Tout de même, tout le peuple pouvait assister aux représentations devenues de véritables moments de divertissement et une certaine forme d’assimilation culturelle.

Le théâtre a fait appel à la figuration locale pour les spectacles et vers le milieu du dix-neuvième siècle, on voyait dans les comédies ballets les premiers rôles tenus par les Français et les rôles de figurants tenus par les créoles (esclaves et descendants d'esclaves).

En Martinique, le théâtre est vraiment reparti vers 1900, avec en nouveauté des auteurs créoles (béké), qui écrivaient soit en créole soit en français, avec leurs propres préoccupations sociales. En 1902, il y a eu la fameuse éruption du Volcan Pelée qui a rasé la ville et décimé la population de Saint-Pierre. C’était la fin du théâtre en Martinique jusqu’aux années 1940-50. Il y a eu migration des populations vers Fort-de-France, devenu le chef lieu de l’île après la destruction de Saint-Pierre. Ce que l’on retient de cette période ce sont les saynètes, les « concerts » (forme de théâtre) existant dans les fêtes populaires.

Dans les années 1950, ce qui a donné un coup de pouce au théâtre martiniquais était l’apparition d’Aimé Césaire, et surtout son œuvre théâtrale. Il disait que “ le théâtre donne à voir et à comprendre là ou la poésie donne à entendre.” Sa rencontre avec Jean-Marie Serreau a créé un choc magnifique jusqu’en 1970, notamment grâce à la création du Festival de Fort-de-France. Les étudiants partis en France pour étudier, revenaient en Martinique et pour certains, qui s’y étaient intéressé, ont posé les premier jalons du théâtre martiniquais. À ce moment-là il y a eu des auteurs martiniquais engagés qui sont apparus et qui ont posé la question de la décolonisation. A la même époque la fameuse pièce de Maurice Jallier La famille Marsabé a créé un engouement populaire sans précédent. On note aussi l’apparition de Henri Melon, le père fondateur du théâtre martiniquais moderne, acteur, auteur dramatique, metteur en scène et fondateur de la troupe le Théâtre populaire martiniquais. Il était un vrai professionnel de la scène même s’il gagnait se vie en travaillant à l’extérieur du théâtre. Ensuite Il y a eu aussi le Théâtre Existence de Roger Robinel - un théâtre très esthétique qui interrogeait les rituels, sacrés et profanes. Puis il y a eu le Teat lari de José Alpha (Théâtre de la rue, théâtre de rue, ou dans la rue, du théâtre fait pour la rue) qui a changé la donne aussi. Il s’agit d’un théâtre de pantomime extrêmement élaboré parce que José avait travaillé avec les praticiens de l’Amérique latine. Sa pratique était un théâtre à mi-chemin entre la Commedia dell’arte et une forme gestuelle qu’Alpha a inventé à partir des archétypes de la Caraïbe. Un mariage de formes très réussi qu’il présentait partout dans les différentes communes de l’île. Voilà ce qui dominait le théâtre martiniquais jusqu’aux années 1980. Après, on arrive à un théâtre qui interroge les pratiques plus actuelles.

Avec des jeunes metteurs en scène dont moi, il s’agit plutôt d’un théâtre protéiforme qui interroge le monde à partir de nos réalités insulaires, en perpétuelle mutation. Les jeunes metteurs en scène déstructurent le fond et la forme et ainsi, les ‘dévorés’ deviennent des « dévoreurs » pour tuer symboliquement le maître et se réapproprier la langue du dit maître autrement. Quand je parle de la ‘langue du maître’ ceci n’est pas du tout un discours soixante-huitard de contestation. Je veux surtout vous donner des repères de ce jeune théâtre qui bouscule les conventions, qui remet en cause les codes du vieux théâtre jacobin. On avait ingéré tout cela; maintenant on est en train de le digérer et de proposer de nouvelles formes, esthétiques ou autres, pour donner à voir et entendre d’une autre manière.

Après avoir bien digéré ce que le maître nous a imposé, on s’en est emparé, on a pris tous les codes et on les a redistribués autrement. Ainsi, le théâtre devient un espace, non seulement, de contrepouvoir mais quelque chose de l’ordre de la survie. Nous avons dirigé tout cela mais qu’est-ce qu’on donne à voir et comment? Voilà les questions que nous nous posons actuellement. On interroge les fondements de ce théâtre parce qu’il n'est pas évident d’être au croisement de plusieurs cultures. Il est un enrichissement, mais c’est aussi, comme le disait Ina Césaire, un « acte bâtard » car dans ce mélange, où est la légitimité d’être à partir de ce chaos ?, ou pour paraphraser Édouard Glissant, ce « Chaos-monde », parce que nous sommes le résultat de ce choc des mondes et des cultures, choc avec lequel il nous faut bien vivre, survivre et avancer.

Ce choc issu d’une culture de la violence pure, la violence de la possession et de l’appropriation, ce déni d’être homme dans l’espace de la plantation a généré dans l’inconscient collectif des contradictions internes, des paradoxes particuliers où l’être (antillais) singulièrement le martiniquais, oscille entre révolte et soumission, entre rejet et acceptation de l’autre, entre déni de soi et surestimation. Tout ceci amène une préoccupation chez les gens du théâtre. Comment se dire, comment se réconcilier avec cet éparpillement, d’où le rapport quasi constant, ambigu et contestataire avec la culture de l’ancien maître. Ce n'est pas quelque chose de versatile et lapidaire, comme disait Césaire, mais c’est pour mieux rencontrer le monde et aller au pas du monde, car le monde est aussi en nous. Nous n’échappons pas à certains moments à une pensée manichéenne, qui s’accompagne paradoxalement d’une forme d’ouverture, que montre bien le théâtre martiniquais. Le résultat peut être heureux, juste ou pas, ce n’est pas à moi de le dire. Ce qui amène, sans m’étendre sur le sujet, une douleur chez le créateur martiniquais, le refus et le rejet total de toute critique extérieure. Toute critique est vécue comme une blessure profonde, infligée au cœur, à l’esprit et au corps. C’est la fameuse « Bless », notion décodée dans leurs travaux par Lucette Salibur pour le théâtre et Christiane Emmanuel pour la danse. Héritage des pratiques issues des vieilles plantations ce qui amène le corps au centre de notre théâtre. Comme dit le conteur, on interroge le corps du corps, l’esprit du corps et l’infra corps. Pour faire comprendre ce propos, le conteur a une formule usuelle en créole « Je suis là, je ne suis pas là ». « Quand ma maman m’a fait en un jour, mon corps était déjà paré (prêt) pour l’avenir ». Pour sublimer la souffrance, le conteur triture l’espace et le temps, ainsi le corps devient immatériel et par la même rejoint les mythes fondateurs.

Réflexion sur le corps au théâtre

Le texte reste très important dans le théâtre caribéen mais le corps est au centre de tout. Selon Joby Bernabé qui est un grand poète, « l’esprit du corps est le maître du corps ». Pourquoi ce corps est-il au centre des préoccupations esthétiques et théâtrales puisque c’est un corps démembré, dépossédé, dénaturé historiquement. Il ne faut pas oublier que les esclaves qui travaillaient sans relâche du lundi au samedi, n’avaient que le dimanche pour se reposer, dans l’abrutissement le plus complet. Et pour échapper à cette déshumanisation, la langue, la danse et le corps sont réinventés. L’imaginaire, l’inventivité reprend ses droits.

Le samedi soir, commençaient les festivités. Les esclaves réinventaient et réinterrogeaient des contes inspirés des traditions africaines qu’ils ont mélangé avec l’expérience du vécu dans les cales du bateau négrier. Le conteur, qui prend la parole est devenu très important dans cette société pour éviter l’amnésie culturelle totale de l’histoire africaine et de cette nouvelle histoire en devenir. La parole se dit dans le cercle. Elle est circulaire à deux niveaux; au niveau de l’espace et sur le plan énergétique. Le conte créole est un mélange de récits africains et d’imaginaire local.

Par conséquent, cette parole dans l'espace oral est devenue importante pour tous les metteurs en scène de la Caraïbe. La parole circulaire est une parole qui rebondit dans le cercle. Le cercle est la matrice de l'énergie originelle. Le cercle est aussi le lieu de résolution de tous les conflits sociaux. On le voit bien dans l'expérience du théâtre Kotéba. [2] La parole est reconstituée au centre du village (en Côte d'Ivoire ou au Mali), au centre de la place et tous les problèmes sont soumis par le reste du village sur la place ou dans la cour, espace en rond où les anciens perpétuent le lien collectif. Le groupe prend en charge l'individu comme dans la mort. Cela, nous l'avons gardé aux Antilles.

Quelle est la véritable fonction du conteur ? Lors des Veillées mortuaires, il soulage la famille et accompagne le mort dans son dernier voyage. Le conteur raconte les hauts-faits du mort et aussi ces facéties avec humour. Et la famille n'est pas choquée (rires dans la salle) car la mort est dédramatisée.

Donc il est là le conteur et il y a une stratification dans la Veillée. Le mort est exposé dans la maison et on le fait sortir les pieds devant, pour conjurer une quelconque stagnation sur la terre. Et il y a des gens qui pleurent et d’autres qui rient. Vous avez également tout une série de sons, de bruits, de comportements complètement iconoclastes : À part la famille, il y a quelques amis qui sont affligés qui pleurent mais qui mangent et qui s’étouffent en mangeant, il y a des gens assis qui disent du mal du mort, d’autres sont des voisins qui se trouvent dehors et qui se remémorent leur vie car c’est aussi un moment de retrouvailles et dans tout cela, le conteur fait sens et facilite la cohésion sociale, car tout le monde à ce moment-là est en dialogue : « Est-ce que la cour dort ? » « Réveillez-vous ! » et les gens réagissent. Il y a une dérision de la langue française. On triture la langue, on la malmène. Le conteur a une fonction d’éveil, pour empêcher que les gens s’endorment. Il s’adresse aux gens « Yé Krik ? », et ils répondent « yé krak » yé misticric ? , yé misticrac ? ». Le mort est accompagné vers l’au-delà, vers l’autre monde. Cela a pratiquement disparu maintenant.

Donc la première référence théâtrale est le conteur. C'est un acte de résistance culturelle.

Pourquoi est-ce que le corps est au centre des préoccupations du théâtre en Martinique?

Il y avait une différence entre les esclaves des champs et les esclaves domestiques qui étaient un peu plus privilégiés. Pour ce qui est des esclaves de plantation, le maître cassait les familles et donc la sexualité était difficile à vivre. Il contrôlait aussi le rythme des rapports sexuels. Il avait aussi ses étalons qui engrossaient les femmes.

Les esclaves des champs s’accouplaient dans les champs de cannes très rapidement et sans plaisir. Je dis cela parce que cela explique les relations hommes femmes très particulières en Martinique et participe à la manière dont les rapports du corps sont vécus - un corps de souffrance. La fameuse « Bless » dont je parlais plus haut. Cette blessure psychologique, ce viol, la peinture, la littérature, le théâtre essaient de transposer cette monstration du corps pour mieux exorciser les douleurs du passé.

On est passé du stade du corps martyrisé au corps sanctifié. On arrive aujourd’hui à un constat au-delà de la souffrance, du poids historique. On interroge maintenant l’imaginaire, le corps poétique , à l’instar de Dario Fo, de Jacques Lecoq pour questionner autrement et voir apparaître les métaphores corporelles et les allégories visuelles.

C’est aussi un corps « festif ». Quand je dis « corps festif » ce n'est pas un corps de Libations, pas un corps de Bacchus. Il s’agit du moment où l’esclave ou l’opprimé, dans son concentré de douleur, a inventé cette arme extraordinaire, le conte, la parole travestie, comme dit Ina Césaire. : la parole du conteur est à la base d’une parole travestie.

Dans le corps cela se traduit par le damier (danse luttée dont les sources remontent au Bénin, réinventée par les esclaves). Cette danse accompagnée du chant et des répondeurs, du tambour, des percussions de bâtons participe du réflexe de survie auquel ont dû faire appel les esclaves car ils étaient interdits du port d’armes. C’est une danse de lutte dans un espace de résistance, espace ritualisé et codifié. On échappe au maître. De manière similaire, on trouve la Capoeira au Brésil, le « Jé bâton » en Guadeloupe et ils ont des pratiques semblables en Haïti.

Ce qui est intéressant dans le Damier, c’est que dans la danse et la lutte, il y a tout un jeu de charme et de séduction qui se fait entre les lutteurs et il y a toujours quelque chose qui est masqué. Cela donne toujours un corps en perpétuel équilibre et déséquilibre. L’objectif n'est pas uniquement de faire tomber l’adversaire mais il y a aussi une fonction de travestissement, des signes émis par le corps. Travestissement que l’on retrouve dans la vie courante; un « oui » signifie un « non » et inversement. D’ailleurs le théâtre populaire s’en empare et le montre très bien.

Pour récapituler ...

Cela veut dire que ce corps qui se retrouve à Sainte Lucie, en Guadeloupe, en Martinique et ailleurs dans la Caraïbe constitue une mémoire commune. Avant les indépendances de Sainte Lucie et de la Dominique, les acteurs jouaient le répertoire classique. Après ces indépendances, cela perdurait mais nous avons vu l'avènement d'un théâtre où le corps est mis en évidence, comme si c'était une réponse à la culture dominante imposée. Le corps est remis en évidence comme vecteur de sens, comme porteur d'une parole.

Nous sommes un peuple de « bruit et de fureu » et de non-dit. Donc ce corps martyrisé, poétique est au centre des préoccupations.

Corps, carnaval et théâtre

On a un rapport paradoxal au corps durant le carnaval; on peut être très exhibitionniste mais aussi très pudique comme dans la vie, surtout pour ce qui concerne la sexualité. Les hommes en parlent peu ou quand ils en parlent c’est pour s’en moquer ou en faire la caricature. Le lundi gras nous avons une cérémonie où les hommes sont travestis en femme et les femmes deviennent hommes. Les hommes qui sont d’excellents machos dans la vie, portent des « strings ». Il y a toute une mise en exposition et une mise en scène du corps d’une manière caricaturale très profonde – on dirait vraiment des femmes. Il ne s’agit pas de l’homosexualité mais d’une émotion intérieure qui est complètement refoulée. L’éducation a généré un complexe à dire ses sentiments et montrer ses émotions. Le carnaval est un vaste laboratoire pour le théâtre martiniquais. Les gens se défoulent dans la rue et jouent à ce qu’ils ne sont pas. Cette féminité refoulée y est déployée dans toute sa splendeur. Et toujours le corps au centre des préoccupations qui revient en permanence, du corps martyrisé, on passe au corps en sur jeu, le temps et l’espace du carnaval.

En conclusion, ce corps a traversé plusieurs strates, corps martyrisé, corps sanctifié, corps poétique pour arriver au corps désincarné, corps évanescent, voire éthéré. Maintenant, nous arrivons à un corps organisé, où le corps fait sens par rapport au texte, à l’espace en adéquation avec le propos du moment, avec des incursions conscientes et inconscientes d’un passé toujours prégnant. Avant, il était à l’emporte pièce. Maintenant, il interroge la scène, le plateau, pour donner à voir un corps poétique à la croisée de plusieurs langages, de plusieurs cultures, « indo-euro-afro-caribéens » pour donner un théâtre pluriel qui caractérise beaucoup de peuples du sud.

Décembre 2010 (propos recueillis par Alvina Ruprecht)

Notes:

[1]
Pour le trajet de ces organismes culturels, le rôle joué par J.M. Serreau, la création du Festival en 1971 grâce à la collaboration avec Serreau et la création des stages de formation professionnelle en 1982, voir l’article d’Alvina Ruprecht : « Le Théâtre du Flamboyant from Aimé Césaire to Carole Fréchette : Constructing a professional theatre in Martinique », International Journal of Francophone Studies, 13 :2 (2010), p. 251-268.
Le S.E.R.M.A.C, créé en 1976 après la mise en place du Festival culturel de Fort-de- France, était un ensemble d’ateliers créés au Parc Floral (Fort-de-France), où le peuple pouvait suivre des cours de musique (de toutes sortes) de danse (classique et traditionnelle) de céramique, de chant, de peinture et de théâtre entre autres. Ceci, bien avant la formation professionnelle organisée en 1982 mais après la création du Festival culturel de Fort-de- France qui avait donné aux jeunes, le goût de poursuivre leurs activités de création dans tous les domaines. Cette étude publiée en 2010 était possible grâce aux entretiens avec Annick Justin Joseph (première directrice artistique du Théâtre de la Soif nouvelle, Ghislaine Gadjard, et avec Lucette Salibur qui a suivi la première formation en 1982. Jean Marie Serreau, décédé en 1974, n’a pas pu participer aux stages de formation professionnelle mais d’autres formateurs prestigieux ont contribué à cette nouvelle aventure : Sotiguy Kouyaté, Griot d’origine malienne et acteur préféré de Peter Brook; Wolé Soyinka, auteur dramatique nigérien et prix Nobel de littérature; Pierre Vial du Conservatoire de Paris, Pierre Debauche, fondateur du Théâtre des Amandiers à Nanterre; Robert Angebaud du Conservatoire de Rennes; Jean-Marie Winling du Théâtre national de Chaillot et d’autres.

[2]
Le Kotéba est bien expliqué dans le livre de Gaoussou Diawara, Théâtres et Sociétés au Mali, Bamako (Mali), Éditions Tériya, 1999